Projet Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord 1640-1940 (TSMF)

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Photo : La famille d’Alexis Labeaume et de Blanche Bermond 
Rangée du haut, de gauche à droite : Xavier Fradet (époux de Geneviève Labeaume), Joséphine Labeaume, Jeanne Labeaume, Jean-Baptiste Labeaume, Marie Labeaume, Julien Labeaume.
Rangée du milieu, de gauche à droite : Geneviève Labeaume, Blanche Bermond, Alexis Labeaume, Lumina Dubé (épouse de Julien).
Rangée du bas, de gauche à droite : petits-enfants d’Alexis et de Blanche. Le troisième garçon à partir de la gauche est Vincent Labeaume (dernier fils d’Alexis et de Blanche).

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Alexis Labeaume, de Paris à Roberval

par Guylaine Grenier, son arrière-petite-fille

 

En 1897, une campagne de propagande a cours depuis plusieurs années en France pour coloniser le Canada et plus particulièrement les provinces de l’Ouest1.

Alexis Labeaume, anciennement petit employé du Département des estampes à la Bibliothèque nationale de Paris, qui est attiré par les grands espaces et qui a le goût de refaire sa vie, décide de faire le grand saut pour s’établir au Canada. Né à Paris le 29 juin 18532, il épouse le 9 novembre 1882, dans la même ville, Blanche Louise Bermond, fille mineure d’Isidore et de Louise Angelina Godet3Née à Paris le 14 mai 1864, Blanche y réside toujours au moment de son mariage et occupe un emploi au sein de la Compagnie française de télégraphe de Paris4

Alexis est révolté par les politiques du gouvernement de la IIIe République qui veut laïciser les institutions, particulièrement les écoles. Depuis quelque temps, la famille s’est installée à la campagne, plus précisément à Évry-Petit-Bourg, en banlieue de Versailles. Alexis se prépare à sa future vie en cultivant un petit jardin attenant à la maison et son épouse Blanche Bermond est responsable du bureau de poste dans le village d’Évry-Petit-Bourg.

Pendant cette période, Alexis entretient une correspondance régulière avec l’évêché de St. Albert en Alberta. Il est aussi en communication avec Auguste Bodard, agent d’immigration du gouvernement canadien en France.

Alexis se décide enfin et transite par New York le 10 mai 1897 sur le navire Amsterdam en provenance de Rotterdam, en Hollande. On retrouve sa trace à Ellis Island. Il est accompagné de sa femme et de leurs quatre enfants : Julien 13 ans, Geneviève 12 ans, Jeanne 10 ans et Jean-Baptiste 3 ans. Alexis est âgé de 43 ans et Blanche de 325.

Alexis, enfant unique, laisse derrière lui ses parents. Quant à Blanche Bermond, elle est orpheline et sans nouvelles de son frère Charles. Ils ont donc le profil « idéal » pour devenir colons sur une terre au Canada.

Ils doivent se rendre à Edmonton en Alberta où ils rejoindront la communauté de St. Albert située à environ une quinzaine de kilomètres. Arrivé sur place, Alexis fait l’acquisition d’une petite ferme qu’il décrit comme suit dans une lettre adressée à Auguste Bodard en date du 8 décembre 1897 :

Je suis à 9 m de Saint-Albert sur une ferme que j’ai acheté en juin pour 500 francs […] c’était une bonne affaire.

Mais cette lettre se veut une demande de rapatriement en France, car explique Alexis, lui et sa famille ont beaucoup de difficultés à s’intégrer dans la communauté de St. Albert. Voici un extrait de sa lettre :

Mais il y a toujours des mais : ma femme a qui cette nouvelle existence plait bien sous d’autres rapports ne peut se consoler de la séparation de nos parents. Elle avait toujours espérer les voir venir et il est certain que cela n’aura pas lieu, leur état de santé étant l’obstacle. De plus de l’argent qui devait nous venir de France est perdu dans une faillite. Je ne puis parvenir à lui remonter le moral et c’est avec un immense regret et après avoir lutter longtemps que je me voi forcer de rompre mes projets. Je viens donc, cher monsieur, vous demander (en secret car je ne veux parler à personne de cette affaire tant que je ne serai pas au jour du départ) de me dire quel prix me coûterait mon retour en France […].

Dans les faits et selon la « vraie » histoire qui nous est parvenue jusqu’à nos jours, l’achat de la ferme à St. Albert a été une déception à plusieurs égards. Premièrement, il semble qu’il y avait de « l’huile sur l’eau » dans le puits, ce qui rendait l’approvisionnement en eau pratiquement impossible. Ensuite, la langue a été un inconvénient puisque les Labeaume étaient de langue française et étaient entourés de colons anglais. Également, étant de confession catholique, ils étaient parmi des protestants, ce qui a fait pencher la balance pour un retour en France. Enfin, la mère d’Alexis, Joséphine Bouchet, était de santé précaire et elle a beaucoup insisté pour qu’ils reviennent auprès d’elle puisqu’elle n’avait qu’un fils.

Voici un extrait de la réponse datée du 2 février 1898 que fit Auguste Bodard à Alexis :

Votre lettre m’est arrivée en France au moment où j’arrivais moi-même à Paris et je vous avouerai qu’elle m’a fait rire, car après avoir été si longtemps sous l’impression que vous ne partiriez jamais pour le Canada, une fois partis j’étais loin de soupçonnez que vous seriez découragés en si peu de temps. Cela ne m’étonne cependant pas, car n’ayant reçu de vous aucune nouvelle, j’en étais venu à conclure que vous ne deviez pas vous plaire et que n’ayant jamais cultivé vous deviez trouver le jeu dur. Je n’entreprendrai pas de vous démontrer qu’après avoir dépensé tant d’argent pour aller si loin, vous allez faire une folie en revenant et vous retrouver en France dans une position pire qu’en Canada, sans position tous les deux et avec 5 ou 6 000 francs de moins, dépensés en voyages inutiles. C’est votre affaire plus que la mienne mais je ne puis m’empêcher de le déplorer car vous aviez tout ce qu’il fallait pour bien réussir en Canada et on ne pouvait vous reprocher qu’une chose, d’être un colon de ville, c’est-à-dire pas sérieux et vous méritiez certainement l’intérêt que je vous portais personnellement et aurais toujours été heureux d’apprendre votre réussite. Cela ne m’étonnerait pas qu’un jour vous regrettiez d’être revenu en France, j’ai bien des lettres ici pour le prouver mais comme 95 fois sur 100 je prêche dans le désert, je sais d’avance que tout ce que je vous dis est inutile. J’en ai pris mon parti et suis devenu sceptique […].

Le ton de la lettre d’Auguste Bodard est teinté de déception et de reproches, mais rien n’y fit et Alexis et sa famille ont vite repris le chemin vers la France. Selon les états de service d’Alexis à la Bibliothèque nationale de Paris, il aurait été réembauché, mais à la journée, et Blanche a trouvé du travail aux Postes et télégrammes, toujours à Paris, à compter du 1er août 1898. Ils sont retournés vivre avec les parents d’Alexis au 7, rue Villars, à Paris.

La mère d’Alexis décède le 30 juin 1898. Les rapports sont tendus entre Alexis et son père. Il était beaucoup plus fils à maman que fils à papa. Hippolyte Labeaume refait sa vie dès 1900 avec Catherine Pinot, une femme divorcée. Pour Alexis, si croyant et si pieux, cela a dû choquer ses principes et le projet de refaire sa vie au Canada refait surface.

Les enfants ont vieilli et Alexis se souvient surement de la tournée européenne du curé Labelle pour promouvoir la colonisation du Québec effectuée en 18856 . Par ailleurs, les principes religieux d’Alexis sont réconfortés par la « liberté » dont bénéficient les catholiques au Québec. C’est une province française et la propagande pour encourager l’immigration n’est pas toujours conforme à la réalité. N’empêche, Alexis et Blanche décident de refaire le voyage à nouveau, mais cette fois-ci en direction du Québec.

La famille s’embarque à bord du bateau Lake Champlain le 16 avril 1901 avec l’espoir d’une meilleure vie7Ils arrivent au lac Saint-Jean, à la maison des colons du lac Saint-Jean, située à Roberval, et s’établissent rapidement dans la même paroisse où ils habiteront toute leur vie. Ils auront trois autres enfants : Marie, Joséphine et Vincent.

 


1. Musée canadien de l’histoire, [En ligne], https://www.museedelhistoire.ca/cmc/exhibitions/hist/advertis/ads2-00f.html

2. Ancestry.ca, [En ligne], https://www.ancestry.com/discoveryui-content/view/7268007:62058?tid=&pid=&queryId=74fbf8a2-7ca7-4745-bb22-505a00dfe1b7&_phsrc=XPj8&_phstart=success.

3 Ibid.

4. Ibid.

5. Ancestry.com. New York, U.S., Arriving Passenger and Crew Lists (including Castle Garden and Ellis Island), 1820-1957.

6. [En ligne], https://www.ledevoir.com/societe/640953/la-france-se-souvient-du-quebec-la-tournee-francaise-du-roi-du-nord.

7. [En ligne], https://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/immigration/documents-immigration/listes-passagers/listes-passagers-1865-1922/Pages/item.aspx?IdNumber=3909&.

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