Projet Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord 1640-1940 (TSMF)

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Photo : Conseillers du gouvernement provisoire de la nation métisse (Louis Riel au centre). Bibliothèque et Archives Canada (BAC)

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Familles alliées autour de Louis Riel : une solution à la question Jolicœur1

par Pierre Gendreau-Hétu

 

     Les cinq volumes des Écrits complets de Louis Riel (Riel et Stanley, 1985) résultent d’une impressionnante entreprise de compilation critique. Une somme de cette envergure ouvre toutefois la porte aux imprécisions et aux erreurs mineures. Un problème de cette nature touche l’identification d’une famille Jolicœur vivant dans l’entourage de Louis Riel. Le rédacteur en chef George G. F. Stanley et son équipe croient reconnaître en elle une famille métisse du même nom. Or ces Jolicœur mal identifiés consistent en vérité en une famille d’Ottawa issue de la région de Lanaudière, au Québec, d’où proviennent par ailleurs trois des quatre grands-parents de Louis Riel. Les relations observées entre Riel et ces Jolicœur de la capitale canadienne s’expliquent par l’entremise du prêtre missionnaire Noël-Joseph Ritchot, lui aussi originaire de Lanaudière et personnage politique marquant qu’en entrevue l’historien Philippe Mailhot désigne comme « l’autre père du Manitoba » (Berckvens, 2019, p. 5).

     La généalogie révèle les liens de parenté étroits entre Ritchot et les Jolicœur d’Ottawa. Les Écrits complets de Louis Riel comprennent une lettre du 1er mars 1878 que cite notamment l’article du Dictionnaire biographique du Canada sur le dirigeant métis pour illustrer son important rapport personnel avec Noël-Joseph Ritchot (Mailhot, 2003). Rédigée en exil à Keeseville dans l’État de New York, cette dernière lettre adressée à Ritchot par Louis Riel se termine par des salutations « à la famille de Mr. Payment et celle de Mr. Jolicœur [sic] » (Riel et Stanley, 1985, II, p. 184). Les Écrits complets identifient correctement ce « Mr. Payment » comme cousin par alliance au premier degré de Noël-Joseph Ritchot (Riel et Stanley, 1985, II, p. 321-322). L’équipe de rédaction détermine ensuite avec hésitation que la famille Jolicœur à laquelle fait référence Louis Riel dans cette lettre est « peut-être » celle d’un Joseph Jolicœur (Riel et Stanley, 1985, II, p. 185). On reconnaît par ailleurs ce dernier individu comme fils du Métis Louison Jolicœur (Riel et Stanley, 1985, V, p. 276, p. 329).

     Cette hypothèse métisse risquée à l’endroit de « Mr. Jolicœur » ressort comme erronée. L’élucidation de cette relation passe par Noël-Joseph Ritchot, que le même rapport de parenté lie à Payment et à ce Jolicœur énigmatique. L’équipe de rédaction des Écrits complets reconnaît en Louis Payment (1833-1906) un parent de Ritchot du fait que Payment a épousé Vitaline Riopel (1829-1899) à Bytown (Ottawa) le 8 juillet 18532. Celle-ci et Ritchot sont cousins germains. Deux des enfants du couple formé de Joseph Riopel et Marie Esther Mirault3 sont pour l’un, Pierre Laurent, père de Vitaline, et pour l’autre, Marie, mère du prêtre Ritchot. Un examen généalogique découvre à leurs côtés Octave (Devault dit) Jolicœur (1835-1900), époux de Justine Riopel (1833-1912)4, sœur cadette de Vitaline (voir le tableau 1). Cette parenté avec Noël-Joseph Ritchot explique le plus simplement les salutations adressées par Riel. Une lettre du 5 octobre 1874, que les Écrits complets omettent toutefois, reprend d’ailleurs des termes similaires : « Mes saluts chez Messieurs Payment et Jolicœur ». Le respect répété dans la correspondance éclaire du reste les rapports de « Mr. Jolicœur » avec la colonie et la connaissance qu’a pu avoir Riel de cette famille.

Tableau 1. Parenté entre Noël-Joseph Ritchot et les familles Payment et Jolicœur

     Noël-Joseph Ritchot s’est établi dans la colonie de la Rivière-Rouge en 1862. On lui avait confié la paroisse de Saint-Norbert, une communauté à prédominance métisse. L’année 1870 est cruciale au Manitoba en raison des négociations avec Ottawa qui conduisent à l’entrée de la colonie de la Rivière-Rouge comme province dans la Confédération. Le délégué Noël-Joseph Ritchot y représente officiellement les Métis et, « [a]u cours des années 1870, il retourna plusieurs fois à Ottawa afin de convaincre le gouvernement de respecter l’esprit et la lettre de l’entente » (Mailhot, 2003). On peut supposer que Ritchot retrouve sa parenté à Ottawa lors de ces séjours occupés par les pourparlers avec le gouvernement fédéral. Les travaux de Noël-Joseph Ritchot dans la capitale ont probablement amené le prêtre à intéresser des proches au potentiel économique du Manitoba. La décision des foyers Payment et Jolicœur de quitter Ottawa pour la colonie de la Rivière-Rouge s’arrime comme un gant au scénario d’un recrutement familial et ecclésiastique.

     Le choix d’émigrer au Manitoba s’inscrit aussi dans un mouvement plus général de soutien à la cause francophone dans l’Ouest, à laquelle se consacre notamment l’honorable Joseph Royal (Silver, 2003). On retrouve les traces du transport des familles en question dans le journal manitobain Le Métis. Le 28 juin 1873, cette publication reprend l’information parue des semaines plus tôt dans le journal montréalais catholique Le Nouveau Monde. La rubrique « Nouvelles canadiennes » prévient ainsi son lectorat de l’arrivée prochaine de ce contingent :

– Une vingtaine d’immigrants canadiens-français sont partis hier pour Manitoba en compagnie de M. l’abbé Ritchot et de l’hon. Joseph Royal (–Nouveau-Monde). [...] – L’Hon. M. Royal est parti hier pour Manitoba. Le séjour de cet honorable monsieur en Canada a été très utile à la Province dont il est un des ministres. Il complète ses efforts en se rendant à Fort Garry par la route Dawson, afin de se rendre compte par lui-même de la practicabilité de la voix [sic] [...]. [I]l est certain que l’on verra un grand courant d’émigration du Bas Canada vers ces régions [...].

Le 5 juillet 1873, un nouvel entrefilet s’attarde aux arrivées successives de deux groupes sous les directions respectives de Royal et de Ritchot. Le fil conducteur de cette compagnie composée de Ritchot, Jolicœur et Payment n’est autre qu’une parenté Riopel organisée en clan :

L’Hon. M. Royal est arrivé hier soir vers 8 heures. Parti d’Ottawa le 9 juin, il a été près d’un mois en route. Il a eu à subir des délais de plusieurs jours entre la Baie du Tonnerre et l’Angle du Nord-Ouest. Le Rev. [sic] M. Ritchot le suit de près et devra arriver aujourd’hui même. Deux familles françaises d’Ottawa sont arrivées en même temps que l’Hon. M. Royal : Madame Payment, ses deux demoiselles et quelques jeunes enfants ; Madame Jolicœur et ses enfants. MM. Payment et Jolicœur sont en arrière avec le Rév. M. Ritchot. Ces dames sont en parfaite santé, mais passablement fatiguées du voyage.

     Les archives de l’administration fédérale gardent la trace de l’épisode migratoire documenté par Le Métis. Le 9 mars 1874, une demande au nom de Joseph Royal formule ainsi la requête collective de remboursement :

I beg to send you herwith [sic], on behalf of a certain party of immigrants to Manitoba that went over the Dawson Road on the 9th June last [1873], a claim for a certain amount to be refunded to them by the Department of Agriculture […]. The amount to be refunded by instruction to Messrs. Ritchot, Royal, Muloin [?], Payment’s family (5 adults) and Jolicœur’s family (3 1/2 adults), = 12 1/2 adults at $10 [...]5

De telles pièces révèlent de toute évidence l’existence de liens particuliers entre Payment et Jolicœur, au-delà de leur seule parenté et de l’équipée avec Ritchot. Elles appuient plus particulièrement l’identification du Jolicœur mentionné en compagnie de Payment dans la lettre de Keeseville. Le convoi des familles citées à la Rivière-Rouge en 1873 suppose une proximité que rappelleraient donc les salutations de ce courrier.

     Louis Riel fréquente à Saint-Norbert plusieurs de ces familles canadiennes-françaises arrivées de la vallée laurentienne. Les salutations de 1874 et 1878 que le chef métis adresse aux Payment et Jolicœur semblent en évoquer le bon souvenir6. L’établissement de ces familles au Manitoba s’avère cependant incertain. Les liens avec Ottawa ne sont pas forcément rompus et certaines familles ne vont pas s’enraciner au Manitoba. Les Jolicœur retournent vivre pour leur part dans la capitale du pays, à l’instar de Louis Payment qui s’y remarie le 14 février 19007. Sa femme Vitaline Riopel avait été inhumée l’été précédent au village métis de Saint-Malo8. Louis Payment voyageait déjà régulièrement à Ottawa au dire de l’historienne manitobaine Diane Payment. Elle rappelle au sujet de son arrière-grand-père, décédé à Ottawa en 1906, « [qu’il] a brassé bien des affaires et était très à l’aise selon la famille »9. Tous les enfants du couple Payment et Riopel restent toutefois dans l’Ouest, d’où plusieurs poursuivent l’aventure jusqu’au Klondyke ; l’un d’eux finit même millionnaire après avoir connu la misère (Payment, 1987).

     L’expérience au départ très difficile de ces familles d’Ottawa ressort vivement d’un témoignage évocateur de cette période de colonisation à la Rivière-Rouge. Alma Champagne (1886-1970), de la congrégation des Sœurs grises de Montréal, s’est appliquée à consigner par écrit des souvenirs de sa grand-mère et marraine Vitaline Riopel :

Ma grand-mère, peu après son arrivée à St. Norbert [sic], vint trouver son cousin, M. Ritchot, et lui dit : « Je ne resterai pas dans votre sale pays où il pleut dans les maisons ! Et la boue... ça colle et on y laisse ses souliers… »  Et le bon curé, qui se sentait un peu responsable d’avoir attiré cette famille dans un milieu si différent du leur, vint le soir charitablement étendre une toile de tente sur le toit incriminé. Néanmoins, il faut ajouter que la bonne Vitaline s’acclimata avec les années et que les petites misères du début ne l’empêchèrent pas de rester au pays, d’y élever ses nombreux enfants et d’y mourir sans regrets10.

L’accession du Manitoba au statut de province, les tensions de la colonisation et les soulèvements métis concomitants ont significativement contribué à l’histoire du Canada moderne. Une dimension familiale de cette période agitée a été mise au jour dans ce bref article. Le grand projet de partenariat Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord (1640-1940)11 s’offre comme modèle pour les recherches sur ces questions et appelle à réviser l’histoire des populations concernées sous différents angles, dans une perspective généalogique notamment. Cette résolution fine dans l’analyse des migrations met en relief le rôle des parentèles dans la diffusion continentale du foyer laurentien. Le lien familial ressort comme facteur fondamental dans l’équation et nombre de départs vers l’Ouest ne trouvent de sens que sous ce jour. Le cas Jolicœur relevé dans l’entourage de Louis Riel au Manitoba en illustre l’argument et met en évidence l’échelle généalogique pour répondre à certains points d’interrogation du XIXe siècle canadien.

 


Références

  • [Auteur inconnu] (1873), « Nouvelles canadiennes », Le Métis, 28 juin 1873, p. 3.
  • [Auteur inconnu] (1873), « Arrivées », Le Métis, 5 juillet 1873, p. 3.
  • BAC (Bibliothèque et Archives Canada), « J. Royal, Ottawa. With claim from a party of emig. for refund of expenses en route to Manitoba », Dossier, 1874/03/09, RG17, vol. 104, Numéro de dossier : 10180, Documents textuels, Archives / Collections et fonds, 1980613.
  • BERCKVENS, Marie (2019), « Ritchot, l’homme par qui le Manitoba est arrivé », La Liberté, 9 janvier 2019, p. 5.
  • Le Lafrance, base de données de l’Institut généalogique Drouin.
  • MAILHOT, Philippe R. (2003), « RITCHOT, NOËL-JOSEPH », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 13, Université Laval/University of Toronto, consulté le 9 sept. 2022, [En ligne], http://www.biographi.ca/fr/bio/ritchot_noel_joseph_13F.html.
  • Manitoba Vital Statistics, [En ligne], https://vitalstats.gov.mb.ca/ListView.php.
  • PAYMENT, Susan (1987), Généalogie de la famille Payment/Paiement : 1705-1987, Ontario, [s.e.], 326 p.
  • Registre de la population du Québec ancien, Programme de recherche en démographique historique de l’Université de Montréal.
  • RIEL, Louis, « Lettre du 5 octobre 1874 de Louis Riel à Noël-Joseph Ritchot »,
  • 0075/TACHE14921-14947, Corporation archiépiscopale de Saint-Boniface, Fonds 0075, série : Alexandre Taché, sous-série : Correspondance.
  • RIEL, Louis, et George G. F. STANLEY (1985), Les Écrits complets de Louis Riel, dans George G. F. STANLEY et collab. (dir.), Edmonton, Presses de l’Université de l’Alberta, 5 vol.
  • SILVER, A. I. (2003) « ROYAL, JOSEPH », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 13, Université Laval/University of Toronto, consulté le 10 sept. 2022, [En ligne], https://www.biographi.ca/fr/bio/royal_joseph_13E.html.

Notes

1. Plusieurs échanges avec Diane Payment ont enrichi cet article. L’auteur tient à lui exprimer sa reconnaissance, ainsi qu’aux évaluateurs qui ont commenté la soumission. Des remerciements reviennent également au Programme de recherche en démographique historique (PRDH) de l’Université de Montréal, auquel l’auteur participe comme chercheur associé. L’accès au Registre de la population du Québec ancien (RPQA) a permis ce travail d’identification, dont plusieurs nouveaux éléments se sont en retour ajoutés à la base de données.

2. Mariage enregistré à Bytown (Ottawa), Canada-Ouest (Ontario) le 8 juillet 1853. RPQA du PRDH, idActe n° 6160012. L’épouse a été baptisée à L’Assomption sous le prénom d’Euphémie le 26 avril 1829. RPQA du PRDH, idActe n° 3296336. C’est aussi sous ce prénom qu’a été érigée sa pierre tombale à Saint-Malo (communication personnelle avec Diane Payment. Courriel du 16 septembre 2022).

3. Mariage enregistré à L’Assomption, Québec, le 29 janvier 1788. RPQA du PRDH, idActe n° 350042

4. Mariage enregistré à Bytown (Ottawa), Canada-Ouest (Ontario), le 21 avril 1857. RPQA du PRDH, idActe n° 6271333.

5. Retranscription de l’original gracieusement fournie par Diane Payment.

6. Une tradition orale se trouve à l’origine de cette étude. La grand-mère maternelle de l’auteur, Rosaline Jolicœur (1914-1987), a raconté comment Louis Riel rendait visite au domicile de son père Arthur Jolicœur (1871-1934) et prenait celui-ci sur ses genoux pour lui « faire faire le galop ». Arthur n’a pas encore deux ans à son arrivée au Manitoba.

7. Louis Payment se remarie à la basilique Notre-Dame d’Ottawa avec Madeleine Villeneuve (veuve de Calixte Gareau). Lafrance, [En ligne], https://www.genealogiequebec.com/Membership/LAFRANCE/acte/6574073.

8. Vitaline Riopel décède le 4 juillet 1899 à Salaberry, au Manitoba, à l’âge de 71 ans, [En ligne], https://vitalstats.gov.mb.ca/ListView.php.

9. Communication personnelle avec Diane Payment. Courriel du 15 février 2022.

10. Document non publié. Communication personnelle avec Diane Payment. Courriel du 9 février 2022.

11. Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord (1640-1940), projet de recherche dirigé par Yves Frenette (Université de Saint-Boniface), [En ligne], https://migrationsfrancophones.ustboniface.ca/.

 

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