Projet Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord 1640-1940 (TSMF)

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Photo : Carte de la Nouvelle France pour servir à l'étude de l'histoire du Canada depuis sa découverte jusqu' en 1760 / par P.M.A. Genest [pour voir la carte au complet :BAnQ]

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Jean-Gaspard Normand : un aventurier polyvalent

par Richard Normand et André Normand
Association des Normand d’Amérique

 

La filiation de Jean-Gaspard Normand

Jean-Gaspard est l’arrière-petit-fils de Gervais Le Normand1 et Léonarde Jouault, originaires d’Igé en Perche. Ceux-ci ont émigré en Nouvelle-France en 16472 avec leur fils Jean, âgé de 10 ans, et Jean Le Normand/Le Guay, demi-frère de Gervais. Ceux-ci sont les engagés de Jean Juchereau De Maur, propriétaire de la seigneurie de Maur. À la fin de leur période d’engagement de trois ans, ils décident de rester dans la colonie et s’installent sur une terre située en face de l’actuel Musée national des beaux-arts du Québec.

Jean Le Normand se marie à Anne Le Laboureur à Notre-Dame-de-Québec3 le 18 juillet 1656. Le couple habite sur une terre dans la seigneurie Notre-des-Anges. Ils auront douze enfants, six garçons et six filles, dont Charles, le père de Jean-Gaspard. Charles épouse en premières noces Marie-Madeleine Dionne à Notre-Dame-de-Québec le 20 novembre 1691. Cinq enfants naissent de cette union. À la suite du décès de son épouse, Charles se remarie avec Françoise-Monique Denis à Notre-Dame-de-Québec, le 13 mars 1703. Huit enfants s’ajoutent à la famille entre 1704 et 1715. Jean-Gaspard, onzième enfant de la famille, naît le 24 juin 1712.

 

Les premières années à Québec

Au décès de son père Charles, Jean-Gaspard est âgé de 3 ans. Françoise-Monique Denis confie la tutelle de ses fils Jean-Gaspard et Jean-Baptiste à François Larue, le 16 avril 1719. Il est l’époux de Geneviève Normand, la sœur de Charles. Les deux frères passent une partie de leur adolescence aux travaux des champs pour assurer leur subsistance. En 1724, François Larue décède et la Cour confie le nouveau mandat à Jacques Larcher, maître tailleur d’habits4. Ce second tuteur est un véritable mentor pour Jean-Gaspard. Durant les années 1720, outre les travaux agricoles à la Canardière dans la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, Jean-Gaspard travaille à la ville dans la boutique de vêtements de M. Larcher.

Le mariage de sa sœur aînée, Marie-Ignace, avec Philippe Arrivé dit Delisle, en novembre 1727, a des répercussions importantes sur la destinée de la famille. Arrivé dit Delisle réside à Lachine, un avant-poste situé à l’ouest de l’île de Montréal. Vers 1729, Françoise-Monique Denis, sans doute désireuse de rejoindre sa fille, liquide ses biens et propriétés à Québec et à Charlesbourg et déménage à Montréal de façon définitive. Elle y épouse en deuxièmes noces Guillaume Vinet dit Larante, le 4 février 1732, en l’église de Sainte-Anne-du-Bout-de-l’Île.

 

Les années dans la région de Montréal

La présence de Jean-Gaspard dans la région de Montréal est signalée la première fois dans l’acte de vente de la résidence de feu son père Charles sur la côte de la Fabrique à Québec, le 22 octobre 17335. Dans le document, Jean-Gaspard est identifié comme un enfant mineur demeurant « en la Seigneurie de Soulanges près de Montréal ». Dès qu’il devient majeur, Jean-Gaspard achète, avec sa sœur Marie-Ignace, représentée par son mari, quelques propriétés dans Soulanges. Il refait de telles transactions foncières à quelques reprises avec son beau-frère.

À la mi-janvier 1734, Marie-Josephte Chénier et Jean-Gaspard conviennent de se marier et, le 15 février suivant, le couple unit sa destinée en l’église de Sainte-Anne-du-Bout-de-l’Île. Marie-Josephte donne naissance à dix-sept enfants sur une période de 24 ans, soit de 1735 à 1759, dont douze sont décédés en bas âge.

Jean-Gaspard obtient un permis de voyageur en août 17386. Dans un contrat avec Dagnaux de Lasaussaye, il s’engage à livrer, en canot, des marchandises au poste de traite de Chaawannons, dans l’ouest de la Pennsylvanie, et de rapporter un chargement de fourrures à Montréal. Il s’agit de sa seule initiative de cette nature avant 1740. Cette expérience ne semble pas concluante, car il fait une longue pause au cours de laquelle il ne s’éloigne pas de Montréal et exerce le métier d’aubergiste. Dans la plupart des actes notariés avant 1752, Jean-Gaspard est qualifié d’aubergiste ou de cabaretier.

Jean-Gaspard quitte donc la région de Soulanges en 1740 et installe sa famille à Montréal. Il loue une ferme le 21 avril sur le chemin de la Côte-de-Liesse et une propriété sur le chemin de la Côte-des-Neiges auprès de François Baudrias7.

Le 17 août 1741, il fait un emprunt de 180 livres 13 sols et 6 deniers auprès de Charles Nolan dit Lamarque8 bourgeois négociant montréalais, pour se lancer en affaires à titre d’aubergiste sur la rue de la Capitale, près de la place Royale, épicentre de l’activité montréalaise. Après deux ans à titre de locataire, la famille Normand fait l’achat d’une maison. Le 30 octobre 1742, Julien St-Aubin9 signe une promesse de vente de sa concession sur le chemin de la Côte-de-Liesse au « sieur Gaspard Le Normand, aubergiste ».

Jean-Gaspard achète aussi de son beau-frère, Philippe Arrivé dit Delisle, un terrain sur la rue de la Capitale. Dans un rapport d’enquête criminelle daté du 23 février 1743, on fait état d’un duel à l’épée entre deux soldats au cours duquel un des protagonistes est touché mortellement10. Il y est mentionné que « Jean Gaspard Le Normand, cabaretier de la rue de la Capitale, âgé de 30 ans, a été appelé comme témoin important ».

Au terme de son arrangement avec Charles Nolan Lamarque, Jean-Gaspard ferme son établissement de la rue de la Capitale et déménage à Boucherville sur la rive sud près de Montréal, où il poursuit son commerce. À peine installé, il entre en conflit avec l’intendant de la Nouvelle-France, Gilles Hocquart. Ce dernier demande à la Cour de révoquer son permis de tenancier pour avoir illégalement vendu de l’alcool les dimanches11. La famille Normand habite près du fort Du Tremblay à Longueuil, comme le confirme l’acte de location du 19 octobre 1745 passé entre Jean-Gaspard et Marie Vigé, veuve de Jean Bouquet dit Dufort. L’acte précise que le locateur est « Jean-Gaspard Normand demeurant au Tremble12 ». L’acte de sépulture de son fils Pierre, le 17 août 1747, dans la paroisse Saint-Antoine de Longueuil y confirme leur présence.

 

Les allers-retours entre Montréal et la vallée de l’Ohio

Le 7 novembre 1751, Jean-Gaspard signe un bail avec Charlotte Laplante, épouse de Claude Rupailler de Gonneville, pour la location d’une maison13 sise sur la rue Notre-Dame à Montréal. Il se déclare « commerçant », époux de Marie-Josephte Chénier, qui est enceinte, et père de quatre enfants.

À l’été 1752, Jean-Gaspard se trouve une nouvelle vocation. Devant le notaire Foucher, il obtient un permis de marchand voyageur. Ce statut l’autorise à former une société et à négocier par contrat les services de voyageurs14. Six hommes l’accompagnent lors d’une expédition en canot pour le transport de marchandises au poste de traite de la Belle Rivière (nom français de la rivière Ohio). Il prévoit partir à l’automne, hiverner sur place et revenir l’année suivante avec des pelleteries.

Lors de son séjour dans la vallée de l’Ohio, Jean-Gaspard profite de l’occasion pour nouer des relations d’affaires, en particulier avec le commandant français Paul Marin de La Malgue. Celui-ci lui permet de retourner à la Belle Rivière pour y établir un poste de traite. C’est durant cette période que sa famille vient le rejoindre, là où sera érigé le fort Duquesne en 1754, au confluent des rivières Monongahéla et Alléghany, emplacement de la future ville de Pittsburgh15

Malheureusement, un événement qui aurait pu avoir de lourdes conséquences vient perturber sa nouvelle vie dans la vallée de l’Ohio. La personne assignée pour le seconder pille l’avant-poste de traite et Jean-Gaspard est tenu de répondre du forfait de son employé. Dans une lettre datée du 12 septembre 1753, Louis-Thomas Chabert de Joncaire intercède en son nom auprès du commandant Marin de La Malgue, lui soulignant que le vol de son commis l’a acculé à la faillite16

Jean-Gaspard se remet rapidement de cet incident et rétablit sa réputation dans la région. Dans une lettre du 14 août 1754 du gouverneur Duquesne au commandant Claude-Pierre de Pécaudy de Contrecœur, le remplaçant de Marin, le gouverneur fait état de sa satisfaction concernant l’érection des forts dans la vallée de l’Alléghany. Il incite en outre le commandant Contrecœur à traiter les marchands avec circonspection en raison des relations qu’ils entretiennent avec les Autochtones. Le gouverneur Duquesne y mentionne nommément Jean-Gaspard Normand17. En septembre 1754, ce dernier signe un contrat à Montréal avec un dénommé Raphaël Valian18 de Ville-Marie pour la traite des fourrures. Selon ce contrat, Valian doit se rendre à la Belle Rivière, y passer l’hiver et revenir à Montréal avec une cargaison de fourrures.

Les dernières mentions du séjour de la famille Normand au fort Duquesne se retrouvent dans les registres de la paroisse de L’Assomption-de-la-Sainte-Vierge où sont inscrits la naissance et le décès en septembre 1755 de leur fils Jean-Daniel et le décès de leur fille Marie-Thérèse en avril suivant19.

Les perturbations ayant mené à la guerre de la Conquête débutent alors que la famille Normand séjourne au fort Duquesne. À l’été 1756, Jean-Gaspard sent que la tension monte dans la région de la rivière Ohio et que la situation devient dangereuse. Il rapatrie alors sa famille à Montréal où elle sera en sécurité. Il s’installe à la côte Saint-Pierre (aujourd’hui dans l’arrondissement de Lachine).

 

Le grand départ vers la Louisiane

À la fin de l’année 1761, alors âgé de 49 ans, Jean-Gaspard prend une grave décision. Il vend tous ses biens, dont sa résidence20 et quitte Montréal pour s’établir en Louisiane dans un lieu appelé la côte des Allemands, dans la paroisse Saint-Charles. Il prend la route de l’eau en compagnie de son épouse Marie-Josephte et quatre de ses fils, soit Jean-Pierre 22 ans, Daniel 18 ans, Joseph Albert 12 ans et Luc-Laurent 5 ans. Son fils aîné, Charles, marié à Félicité Lalonde et père d’un jeune enfant, choisit de rester dans la région de Montréal.

La première trace de la famille Normand en Louisiane date de 1765. Deux documents signés à la paroisse Saint-Charles confirment leur présence en sol louisianais. On y fait mention de l’achat de deux fermes avec animaux, par Jean-Gaspard appartenant respectivement à Michel Bernard21 et Philip Conrad de Lipse22. Les deux propriétés étaient contiguës et situées sur la rive occidentale du Mississippi à environ quarante kilomètres de La Nouvelle-Orléans.

Pourquoi avoir choisi de s’expatrier et d’aller s’établir en Louisiane ? À la suite du traité de Paris en 1763, la France cédait à l’Angleterre tout le territoire de la Nouvelle-France. En s’installant dans la partie de la Louisiane sous contrôle espagnol, Jean-Gaspard garantissait ainsi pour lui et sa famille la protection de ses convictions religieuses. Par ailleurs, grâce à son sens des affaires, il avait sans doute flairé le potentiel que lui offrait la région.

Carte de la Louisiane par J. Hanno Deiler – Wikipédia

Carte de la Louisiane par J. Hanno Deiler – Wikipédia

Jean-Gaspard devient un fermier prospère, connu et respecté. Il profite notamment de la traite négrière qui lui permet d’acheter des esclaves noirs – il en aura cinq – pour travailler aux champs. Ici ne s’arrêtent pas toutefois ses déplacements. Vers 1774, il se départit de sa ferme et la vend à son fils Daniel pour déménager avec son épouse dans la paroisse des Avoyelles23, au centre de la Louisiane. Il connaît alors des années difficiles, ayant entre autres des différends avec Marie-Josephte, dont il se sépare en 177824. Son décès survient en 1790 à l’âge de 78 ans. Selon sa volonté, son inhumation a lieu dans la municipalité d’Edgar dans la paroisse Saint-Jean-Baptiste.

Jean-Gaspard est l’ancêtre d’une nombreuse lignée de « Normand » et de « Gaspard » vivant aujourd’hui en Louisiane et dans d’autres États américains. La proximité d’esclaves noirs dans sa famille a eu des répercussions chez les descendants. Les recherches de Mark J. Normand25 ont permis de retracer une branche inconnue de cette lignée de Normand, soit une descendance noire en Louisiane.

 


Bibliographie

  • Normand, Germaine, Fonder foyer en Nouvelle-France: les Normand du Perche, Les Éditions du Trille, 1999.
  • Normand, Mark J., The Normand Family of Louisiana. Vol. 1, The History from Normandy to Avoyelles, 2011.
  • Trudel, Marcel, Catalogue des immigrants, 1632-1662. Cahiers du Québec (Histoire), Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1983, 569 p.

Notes

1. Le patronyme Le Normand va se transformer en Normand dès la deuxième génération de cet ancêtre.

2. Marcel Trudel, Catalogue des immigrants, 1632-1662, Cahiers du Québec (Histoire), Montréal: Éditions Hurtubise HMH, 1983, 569 p.

3. Toutes les données concernant les naissances, mariages et décès sont tirées de la base de données du Programme de recherche en démographie historique (https://www.prdh-igd.com/fr/accueil), sauf autre indication.

4. Archives nationales à Québec (AN à Québec). Notaire J.-C. Louet, le 21 avril 1729, brevet d’apprentissage en qualité de tailleur d’habits.

5. AN à Québec. Notaire J.-N. Pinguet de Vaucour, le 22 octobre 1733, vente d’un lot sur la rue de la Fabrique à Québec à Joseph Lemire.

6. AN à Québec. Notaire F. Lepailleur de Laferté, le 18 août 1738, engagement de Jean-Gaspard en qualité de voyageur.

7. AN à Québec. Notaire J.B. Adhémar de St-Martin, le 21 avril 1740, location d’une terre à la Côte-de-Liesse.

8. AN à Montréal. Notaire J.-B. Adhémar de St-Martin, le 17 août 1741, emprunt pour son installation sur la rue de la Capitale à Montréal.

9. AN à Québec. Notaire L.C. Danré de Blanzy, le 5 juin 1742, une promesse de vente de la concession de la Côte-de-Liesse.

10. AN à Québec.  Rapport d’enquête criminelle, 27 février 1743 de Jacques-Joseph Guiton de Maurepas, Jean-Gaspard est témoin.

11. AN à Québec. Fonds intendants. Documents E1, S1, D32, P3572. Ordonnance de l’intendant Hocquart, vente illégale de boisson, 4 février 1744

12. AN à Montréal. Notaire J.-B. Adhémar de St-Martin, le 19 octobre 1745, acte de location.

13. AN à Montréal. Notaire A. Foucher, le 7 novembre 1751, bail pour la location d’une maison.

14. AN à Québec. Notaire A. Foucher, le 17 juillet 1752, contrats d’engagement de voyageurs pour la traite des fourrures.

15. BAnQ numérique. Papiers Contrecœur et autres documents concernant le conflit anglo-français sur l’Ohio de 1745 à 1756, Les Presses universitaires Laval, 1952, [En ligne], https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3199667.

16. Ibid.

17. Ibid.

18. AN à Montréal. Notaire A. Souste, le 4 septembre 1754, engagement de Raphael Valian.

19. Registre paroissial de L’Assomption-de-la-Sainte-Vierge au fort Duquesne. On retrouve aussi le baptême et l’inhumation de Jean-Daniel de même que l’inhumation de Marie-Thérèse, fils et fille de Jean-Gaspard Normand et Marie-Josephte Chenier.

20. AN à Québec. Notaire G. Hodiesne, le 29 juillet 1761, vente d’une terre, de meubles et de bestiaux à Philippe Despeleaux, au pied des pentes de Saint-Pierre de Montréal.

21. Contrat d’achat de terre de Michel Bernard, 3 mars 1765.

22. Contrat d’achat de terre de Philip Conrad, 11 mai 1765.

23. En Louisiane, une paroisse est une subdivision de l’État. Elle a un rôle administratif comparable à celui du comté.

24.Document daté du 19 novembre 1778 par le gouverneur Bernado de Galez. Archives de St. John Parish Courthouse Book 1778, #14

25. Mark J. Normand est un descendant de la 7e génération de Jean-Pierre, fils de Jean-Gaspard.

 

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