Matricule 1911, opérateur de « p’tit char »
Louise Bergeron
Société Généalogique Canadienne-Française
im.1 - Correspondance |
Je me revois encore, assise bien droite, sur un banc de paille tressée, tenant précieusement dans ma petite main d’enfant de cinq ans, la correspondance de ma mère, prouvant qu’elle avait payé son passage. Pour les enfants, c’était gratuit. Ce « transfer » comme elle disait, permettait de circuler dans une seule direction, sur toutes les lignes de tramway pendant une durée limitée. Ce petit bout de papier journal me fascinait par ses encoches et ses trous dont la signification m’échappait. L’employé qui avait remis la correspondance à ma mère était le collègue de son père Philias, mon grand-père, qui a travaillé toute sa vie active sur les tramways électriques, communément appelés les p’tits chars. Se connaissaient-ils ?
En 1915, Philias et sa jeune épouse débarquent à Montréal. Philias est bilingue, mais n’est pas allé à l’école très longtemps. Il travaille ici et là comme ouvrier. Puis, le 20 mars 1918, il est embauché à la Montreal Tramway Company (MTC). Il y sera encore lorsque, en 1951, la MTC devient la Commission de Transport de Montréal (CTM), propriété de la ville de Montréal. La compagnie n’embauche que des hommes. Il faudra attendre 1977 pour que la première femme soit embauchée comme chauffeuse d’autobus1.
im.2 - Zone de travail du contrôleur à l’arrière |
Philias commence comme contrôleur. Son rôle principal est de percevoir les titres de transport, juché sur son siège de rotin à l’arrière du véhicule. Depuis 1905, la MTC possède des véhicules PAYE (Pay As You Enter), premiers véhicules au monde dans lesquels le voyageur paie son passage en entrant, au lieu d’attendre la visite d’un agent2. Lorsque tous les passagers sont entrés, le contrôleur tire deux fois sur la corde activant la sonnette avisant le garde-moteur qu’il peut démarrer en toute sécurité. Une autre tâche du contrôleur consiste à raccorder la perche au réseau de fils électriques aériens.
Les passagers entrent par l’arrière et s’entassent, debout ou assis, dans l’habitacle. Aux heures de pointe et surtout en hiver, malgré la position surélevée de son siège, Philias craint d’attraper ces maladies qui courent : rhume, grippe, toux, fièvre, etc. Il se demande si les affiches interdisant de cracher, installées depuis l’épidémie de tuberculose de 1904, sont suffisantes pour diminuer les risques… Il ne faudrait pas qu’il rapporte ces saloperies à la maison…
La fréquence des tramways est la même tout au long de la journée. En conséquence, aux heures de pointe, certains utilisateurs se bousculent et chahutent. Le contrôleur doit élever la voix pour appeler au calme. Lorsqu’un passager veut descendre, il s’engage sur le marchepied où son poids comprime une plaque montée sur ressort. En s’abaissant, la plaque transmet au garde-moteur le signal qu’il doit ouvrir les portes au prochain arrêt. Un mécanisme de sécurité empêche le véhicule de redémarrer tant que la plaque est abaissée3.
Chaque jour de travail, Philias enfile prestement son uniforme marine, vérifie que sa plaque d’identification (badge) est bien accrochée au revers de son veston, que sa montre fournie par la compagnie est bien remontée et en place à son poignet. Lorsqu’il pose sur sa tête son képi portant son numéro matricule, il se redresse, fier de l’image que lui renvoie son miroir. Au fil des ans et l’ancienneté aidant, une épingle à cravate et des boutons de manchettes viendront compléter l’uniforme. Avant de partir, s’il prend le relais d’un collègue sans devoir passer par le garage ou le terminus, il s’assure d’avoir sa distributrice de monnaie à sa ceinture et son poinçon personnalisé pour horodater les correspondances (les petits trous qui me fascinaient tant). Je crois me souvenir que le sien éparpillait des petits losanges, comme les carreaux dessinés sur les cartes à jouer.
À son apogée, au début des années 1920, la population montréalaise dépasse le demi-million, le réseau de tramways compte plus de 500 km de voies et plus de 900 véhicules transportent près de 230 millions de passagers par an4.
im.3 - Zone de travail du garde-moteur à l’avant |
À partir de 1923, Philias devient garde-moteur (motorman5 ou wattman6). Promotion ? Mobilité professionnelle? Pas vraiment; c’est un passage obligé puisque, à partir de 1924, la compagnie préconise la conduite des tramways par un seul employé (solotrams). Cette pratique prendra presque 25 ans à se mettre en place en raison de l'opposition des syndicats7. Pour conduire un tramway, il n’est pas nécessaire de détenir un permis de conduire, contrairement à la conduite d’un autobus8.
Je ne connais pas toutes les lignes de tramways que Philias a desservies. Parce qu’il habitait tout près, j’aime croire qu’il a été aux commandes du mythique tramway de la ligne 52 Mont-Royal cité par Michel Tremblay9 et auquel Jean-Claude Germain consacre un chapitre d'un de ses livres10.
im.4 - Philias et un collègue, 1946 |
Une photo de 1946 prouve cependant qu’il a conduit l’un des vingt tramways11 de la ligne 11 Mountain qui traverse le Mont-Royal par un tunnel long de 337 pieds. En fonction depuis 1930 et l’été seulement, ce circuit part du terminus situé au coin des rues Mont-Royal et Parc et rejoint le chemin Remembrance, actuel chemin Camillien-Houde. L’hiver, à cause de la pente abrupte, la montée est impossible. La vue est magnifique et les passagers sont généralement de bonne humeur; certains se rendent au concert au Chalet de la montagne. Ce tramway sera remplacé en 1960, par un bus équipé de freins et de pneus spéciaux permettant de négocier la pente et les courbes en hiver. À cette époque, il n’est pas rare que les équipiers travaillent ensemble toute leur vie, sur le même circuit et souvent à bord du même véhicule12.
Circuler en transport en commun à Montréal ne coûte pas cher. En 1931, le tarif moyen, tant pour le bus que pour le tramway est de 6 cents comparativement à 8 cents dans les villes américaines de 25 000 habitants ou plus13.
im.5 - Tramway Ligne 11 Mountain, 1955 |
Dans les années 1950, sans affirmer que toutes les lignes de tramway circulent 24 heures sur 24, celle que conduit Philias circule la nuit. Il part en fin de soirée, à pied, avec sa boite à lunch préparée par son épouse. Au commerce du coin (on dirait aujourd’hui dépanneur), il achète une caisse de coca-cola (24 bouteilles de 6 onces), achat qu’il renouvellera au cours de la nuit, tant pour se désaltérer que pour se garder éveillé. Cette habitude lui vaudra des problèmes de santé...
Mais, Philias gagne bien sa vie et celle de sa famille. Ses conditions de travail sont bonnes. Ses déplacements en transport en commun sont gratuits. Son travail est régulier et bien rémunéré; pour la période 1920-1930, les salaires surpassent l’inflation de 13,9 %14.
Vers 1910, la direction inaugure des locaux où le personnel peut se détendre en jouant au billard, aux dames, aux échecs. Une salle de spectacles est construite pour donner aux familles des employés l’occasion de se rencontrer et de fraterniser. Chaque année, la compagnie organise pour eux, un pique-nique à l’Ile Sainte-Hélène ou au Parc Belmont.
La compagnie n’ignore pas que le personnel fait parfois preuve d’impatience à l’égard de la clientèle. Ainsi, tous les deux mois, elle fait tirer au sort 10 billets de 20 $ parmi les employés qui n’ont fait l’objet d’aucune plainte pendant la période précédente15.
L’entreprise, conjointement avec le syndicat, organise la Fête du Travail. De 1919 à 1952, les employés du tramway participent à ce défilé annuel qui débute par une messe suivie d’une marche, et se termine par un pique-nique au parc, ponctué de discours, jeux et prix16.
Le syndicat est très actif au sein de la compagnie depuis 1903. La première grève des p’tits chars, d’une durée de 48 heures, implique les 1 700 employés de la compagnie17 qui représentent à peu près 0,5 % de la population de la métropole et de la banlieue18. Les employés gagnent la reconnaissance syndicale, une augmentation salariale immédiate de 10 %; la création d’un comité des griefs, la fin des congédiements décrétés unilatéralement et la révision des cas de congédiement19. Jusqu’en 1940, un seul syndicat représente les opérateurs de tramways et les employés des services d’entretien; mais à la suite d’une insatisfaction relative à une prime en temps de guerre, il y a scission en deux sections locales20.
Une grève des employés de tramways est déclenchée le 2 août 194421. On est en temps de guerre, les usines tournent à plein rendement et les travailleurs ont besoin de se déplacer. Les citoyens, outrés, alertent les journaux et la radio22. Ils mènent un tel raffut que le 11 août, un arrêté en conseil fédéral est adopté en vertu de la Loi des mesures de guerre. Le retour au travail immédiat est ordonné et deux vérificateurs externes sont désignés comme gestionnaires de la Compagnie23.
Au cours de cette grève de 1944, je ne connais pas le degré d’implication de Philias dans le syndicat, mais il devait avoir un peu la tête ailleurs. En effet, sa fille aînée est sur le point d’accoucher de son premier petit-enfant. Garçon ou fille ? Je naîtrai le 16 août.
im.6 - Parade sur Papineau, 30 septembre 1959 |
Puis le tramway tire sa révérence. Le dimanche 30 août 1959, devant une foule de 200 000 Montréalais, les derniers p’tits chars franchissent théâtralement les portes du garage de la rue Mont-Royal, angle Fullum24.
Les retraités sont sans doute représentés dans l’une des nombreuses voitures qui défilent depuis le centre-ville. Étant retraité depuis janvier 1955, Philias était-il du nombre ?
Après sa retraite, Philias passe les douze dernières années de sa vie à se bercer dans la cuisine et à bricoler dans sa shed. C’est un patenteux. Son environnement immédiat autour de sa chaise berçante dans la cuisine est un « centre opérationnel » : des tablettes superposées où des commutateurs permettent d’allumer sa lampe et sa radio. Il n’a qu’à allonger le bras pour atteindre tous les objets dont il a besoin pour la journée : téléphone, loupe, pipe, tabac, cendrier, allumettes, et bien sûr, son coke. D’autres jours, il bricole toutes sortes de cossins, construisant notamment pour ses quatre filles et ses quatre petites-filles des meubles sur mesure, hors normes qui entrent dans des espaces autrement perdus. Ça me rappelle qu’il faudrait bien soulager de quelques couches de peinture l’armoire à trésors à neuf tiroirs qu’il m’a fabriquée pour mes 12 ans…
Il savait aussi raconter des histoires, des événements qui avaient marqué sa jeunesse à Clarence Creek ou son premier emploi dans les mines d’argent de Cobalt City, Ontario. Mais, secret professionnel ? Il n’a jamais évoqué les souvenirs de ses 37 années à véhiculer les Montréalaises et Montréalais en tramway électrique. J’étais sans doute trop jeune pour apprécier ses histoires; je me souviens seulement que ma grand-mère disait souvent, l’interrompant : « Écoute-le pas, c’est un menteur ! » mais toujours avec tendresse et un sourire dans la voix.
1. https://www.stm.info/fr/presse/nouvelles/2014/la-premiere-femme-chauffeuse-de-la-stm-prend-une-retraite-bien-meritee-#:~:text=Apr%C3%A8s%2037%20ann%C3%A9es%20de%20service,qu'on%20nommait%20alors%20CTCUM
2. https://www.stm.info/fr/a-propos/decouvrez-la-STM-et-son-histoire/histoire/histoire-des-tramways
3. Pharand, Jacques. À la belle époque des tramways, Les Éditions de l’homme, 1997, p. 148.
4. Courcy-Legros, Louiselle. Les p’tits chars : évolution historique du transport en commun à Montréal, L. Courcy-Legros éditeur, p. 12.
5. Titre mentionné dans l’annuaire Lovell.
6. Prévost, Robert. Cent ans de transport en commun motorisé, Les publications Proteau, 1993, p. 190.
7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tramway_de_Montr%C3%A9al
8. Benoît Clairoux, historien et conseiller à la STM, conférence donnée à la Société d’histoire de Rosemont-Petite Patrie, le16 février 2020.
9. Tremblay, Michel. La grosse femme d’à côté est enceinte, Léméac, 1978, p. 22 cité par Benoît Michèle et Roger Gratton, « Pignon sur rue », Guérin, 1991, p. 6.23.
10. Germain, Jean-Claude. Le cœur rouge de la bohème, historiettes de ma première jeunesse, Éditeurs Hurtubise HMH, 2008, p. 11-20.
11. Laurendeau, Daniel. Le TRAM de Montréal, Conférence donnée à distance, commanditée par le Musée Pointe-à-Callière, le 2021-02-26.
12. Laurendeau, Daniel. Le TRAM de Montréal, Conférence donnée à distance, commanditée par le Musée Pointe-à-Callière, le 2021-02-26.
13. Prévost, Robert. Ibid, p. 208.
14. Gaudry, William. Le Conseil des métiers et du travail de Montréal et le transport en commun à Montréal, 1899-1930 in Bulletin du RCHTQ, vol, 38, no 2, Automne 2012, pp. 4-27.
15. Prévost, Robert. ibid, p. 190.
16. https://www.journaldemontreal.com/2019/03/16/a-la-parade-des-employes-du-tramway.
17. Centre d’histoire et d’archives du travail (CHAT), Histoire de syndicats, Mars 2017, p. 2.
18. https://grandquebec.com/nouvelles-quebec/tramway-montreal/
19. Prévost, Robert. Ibid, p. 117-119.
20. Centre d’histoire et d’archives du travail (CHAT), Histoire de syndicats, ibid, p. 3
21. Le 29 mars 1943 selon http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/728.html
22. Prévost, Robert, Ibid, p. 241.
23. Gazette du travail, Canada, vol. 44, 1944, p. 1042-1044, cité par Centre d’histoire et d’archives du travail (CHAT), Histoire de syndicats, Mars 2017, p. 5.
24. http://www.stm.info/fr/a-propos/decouvrez-la-STM-et-son-histoire/histoire/histoire-des-tramways.
Sources - Images
im.1. Pharand, Jacques. À la belle époque des tramways, Les Éditions de l’homme, 1997, p. 192.
im.2. https://www.stm.info/sites/default/files/histoire/ht3_1917_1-914-031_interieur_de_tramway.jpg
im.3. https://www.youtube.com/watch?v=nijXElTgNcU
im.4. Archives personnelles.
im.5. https://www.stm.info/sites/default/files/histoire/ht5_1955_s6-11.1.3_tramway_sur_le_mont_royal_a.jpg
im.6. https://www.stm.info/sites/default/files/histoire/ht5_1959_5-959-018_parade_sur_papineau.jpg