Odina Guay, cocher
Luce Marquis
Société de Généalogie des Cantons-de-l'Est, Société de Généalogie de Québec
Lorsqu’en 1880, mon arrière-grand-père Odina Guay commence à exercer le métier de charretier, il connaît déjà bien ce travail puisque son père Étienne l’exerce lui-même depuis plusieurs années. Il sait que ce gagne-pain lui permettra de subvenir aux besoins de la famille qu’il fondera sans doute un jour. Certes ce métier n’est pas sans risques1, les chevaux ayant parfois des comportements imprévisibles, mais il ne soupçonne sûrement pas la fin tragique qui l’attend en travers de sa route…2
Né et baptisé le 17 décembre 1859 en la paroisse Notre-Dame-de-la-Victoire à Lévis sous le prénom d’Odilon, Odina est le fils d’Étienne Guay et de Marie-Anne Bégin3. Ses marraine et parrain sont Pétronille Bégin, sœur de Marie-Anne, et son époux Magloire Couture, cultivateur comme son beau-père Magloire Bégin. Odina a cinq frères et une sœur4. Avec son frère Nazaire, il sera le seul à atteindre l’âge adulte.
78 rue Saint-Georges - Source : Archives familiales |
Lorsque mon bisaïeul épouse Joséphine Gosselin le 26 octobre 1886 à Saint-Charles-de-Bellechasse, paroisse voisine de Saint-Henri où habite la famille de Joséphine, il vit chez ses parents. Il est charretier depuis 1880. C’est dans la maison familiale des Guay, située alors au 78 rue Saint-Georges à Lévis, que le jeune couple s’établira5. Quant à Nazaire, né le 16 mai 1869, il décède prématurément le 11 janvier 1898 alors qu’il n’est âgé que de 28 ans6. À ce moment, il est épicier sur la rue Saint-Georges à Lévis7. Époux de Georgiana Labranche depuis le 17 août 1891, Nazaire est le papa de trois fillettes. Georgiana se remariera le 11 avril 1904. Avec Joseph Gosselin, son second époux, elle aura quatre autres enfants8.
La famille d’Odina et Joséphine |
De leur côté, Joséphine et Odina auront huit enfants. Les trois premiers n’atteindront pas l’âge adulte. Les deuxième et troisième, un garçon et une fille, meurent en décembre 1894, à deux jours d’intervalle, à l’âge de 4 et 3 ans. Les cinq autres naissent entre les années 1894 et 1905. Ainsi, mon grand-père Ernest grandira entouré de Philippe, son frère aîné, et d’Emma, Albert et Maurice9.
Alors que sa famille s’agrandit, Odina devient cocher propriétaire10 après avoir été cocher locataire. Si plusieurs charretiers s’occupaient du transport des biens et des matériaux de toutes sortes, Odina se consacrait plutôt au transport de passagers. Il fut en quelque sorte un précurseur du chauffeur de taxi. Il est fort probable qu’il utilisait, comme plusieurs de ses confrères, une calèche à deux roues l’été et une carriole sur patins11. Tirée par un cheval, sa voiture possédait un habitacle fermé. La calèche à quatre roues apparaît surtout au milieu du XXe siècle12.
Le règlement en vigueur à Lévis en 1888 précise les règles à respecter pour exercer le métier de charretier ainsi que le tarif en vigueur dans la Ville, lequel varie en fonction du nombre de chevaux, du nombre de passagers et, bien sûr, en fonction de la distance parcourue. Il stipule, entre autres, qu’il faut être âgé d’au moins 18 ans et qu’il faut obtenir et payer une licence renouvelable chaque année. L’obtention de la licence est conditionnelle à l’inscription de son nom accompagné de son lieu de résidence. Il faut également que le charretier précise le nombre de chevaux et de voitures possédés et il doit fournir les noms des serviteurs et conducteurs qu’il emploie s’il y a lieu. En outre, il ne peut transférer sa licence à une autre personne. Quelques règles précisent également la conduite à adopter par les charretiers en service. Par exemple, le charretier ne peut faire claquer inutilement son fouet, ni solliciter indûment les passants et, en ville, le charretier doit conduire à un trot modéré, se tenir à droite et ne pas occuper plus de la moitié de la chaussée lorsqu’il croise une autre voiture. Il se doit également « de servir la première personne qui lui offrira de l’emploi ». Le non-respect des règles contenues dans le règlement entraîne l’obligation de payer les amendes prévues audit règlement13.
En juillet 1907, la ville de Lévis adopte un règlement afin de mieux encadrer la pratique des charretiers et ainsi pallier les mauvais comportements de certains d’entre eux. Ainsi sur recommandation du comité de police, le conseil municipal peut refuser d’accorder une licence, ne pas la renouveler ou y mettre fin prématurément pour les raisons suivantes : avoir fait l’objet d’une condamnation devant un tribunal de ce pays, de cette province ou de cette ville, avoir exigé une rémunération plus élevée que celle prévue au règlement, avoir enfreint tout autre règlement régissant la pratique du charretier, être reconnu pour avoir une conduite déviante voire être « débauché et blasphémateur » ou encore souffrir d’une maladie telle que l’épilepsie, maladie le rendant inapte à exercer son métier14.
Au début du 20e siècle, le tramway électrique fait une chaude concurrence aux charretiers. Ceux-ci réclameront donc une réduction du coût de la licence afin de faire face à cette nouvelle menace15.
À la même époque, pour les aider à résister aux froids rigoureux de la saison hivernale, on installe un kiosque au débarcadère de la place de Lévis. Les cochers peuvent s’y réchauffer en attendant leurs clients16.
Odina, cocher de place, attendait ses futurs passagers à la gare de Lévis située près de la traverse. Le 9 juillet 1914, par une belle, mais fraîche nuit d’été alors que la lune brille, Odina y jase avec un confrère tout en espérant un prochain client. Il est déjà minuit passé lorsqu’entre en gare l’Ocean Limited. Un homme voulant se rendre à Saint-Henri l’interpelle. Après s’être entendus sur le prix, ils grimpent dans la voiture d’Odina. Comme il s’agit d’une randonnée assez longue, une vingtaine de kilomètres, chemin faisant, Odina s’arrête chez lui prendre un paletot avant de reprendre la route. Tout est calme puis… alors qu’ils se rapprochent de la destination finale, à un endroit situé entre l’église de Pintendre et la Côte des Couture, sur une portion déserte de la route, un premier coup de feu retentit. Atteint à la mâchoire, Odina réussit à se relever et tente de fuir, mais son assaillant le rattrape et tire à nouveau. En fait, trois autres coups de feu seront tirés. Odina roule dans un fossé situé sur le bord du chemin où il est abandonné. Vers 3 heures du matin, un employé des chemins de fer se rendant au travail le découvre dans un piteux état, mais il est toujours conscient. Lorsque l’ambulance arrive, on le transporte à l’Hôtel-Dieu de Lévis. Il est 5 heures du matin lorsqu’il y arrive. Cet événement marquant dans les annales de Lévis fit la une du journal Le Soleil le jour même. Les crimes de cet ordre sont rares à l’époque17.
Vers 8 heures le matin, c’est un entrepreneur de pompes funèbres connu de la famille qui informa Joséphine de l’attaque dont avait fait l’objet son époux quelques heures plus tôt. Avec ses enfants, elle se rendit immédiatement à l’hôpital. Le médecin crut d’abord que la « forte constitution » d’Odina lui permettrait de retrouver la santé, ce qui donna espoir et courage à sa famille. Joséphine et les cinq enfants restèrent auprès de lui. Malheureusement, son état se détériora et il succomba à ses blessures quelques heures plus tard, au cours de l’après-midi.
Mais qui donc avait pu commettre un tel crime sur la personne d’un citoyen apprécié dans sa communauté ? En effet, homme modèle, toujours sobre, « de caractère paisible », Odina jouissait d’une réputation sans taches. Sa voiture est retrouvée à Saint-Isidore soit à une distance de près de 25 kilomètres de son point de départ alors que son cheval revenait seul vers Lévis, épuisé.
De rapides conclusions furent d’abord tirées à l’effet que Joseph Moraud, un bandit pourchassé pour des agressions commises quelques jours plus tôt, serait l’assaillant du cocher. La population de Lévis et des alentours était inquiète et plusieurs craignaient de sortir. Mais voilà que le corps de Moraud est découvert le jour même dans son camp situé dans la forêt de Villeroy. Compte tenu de la distance, il est clair qu’il ne peut être le tueur d’Odina18. Les recherches reprendront afin de retracer le meurtrier de mon bisaïeul. En vain.
L’enquête du coroner eut lieu à la résidence familiale où le corps du défunt fut également exposé. Un jury composé de six hommes fut formé et de nombreux témoins furent entendus, dont l’épouse de la victime, le médecin ayant pratiqué l’autopsie et les différentes personnes lui ayant porté secours. Le verdict : « choc nerveux causé par plusieurs blessures par arme à feu faites par un individu inconnu »19. Le jury rendit un verdict d’homicide coupable contre une personne encore inconnue et les jurés recommandèrent à la police d’effectuer des recherches actives afin de retrouver le meurtrier20.
Ainsi donc, comme son père avant lui, mon arrière-grand-père exerça le métier de charretier, mais, après 34 ans de labeur, il y laissa sa vie à l’âge de 54 ans, victime des tirs d’un bandit qu’il avait pris en charge à la gare de Lévis, non loin du domicile familial. Odina laissait dans le deuil son épouse Joséphine ainsi que cinq enfants, tous mineurs et célibataires (l’âge de la majorité est alors fixé à 21 ans).
Lors de ses funérailles, qui furent célébrées le lundi suivant son décès en l’église Notre-Dame-de-la-Victoire, mon bisaïeul fut porté par neuf de ses confrères cochers puis inhumé au cimetière Mont-Marie. Pendant plusieurs années, une croix de chemin commémorative fixée au lieu du drame rappela cet événement qui coûta la vie à Odina et eut un impact significatif sur la vie de sa famille : « Odina Guay cocher de place de Lévis a été assassiné ici le 9 juillet 1914 ».
Le décès d’Odina survenait quelques mois seulement après celui d’Étienne, son père, décédé à l’aube de ses 88 ans. La maison paraissait soudainement bien vide.
Cet ancêtre appartenait à la 7e génération de la famille des pionniers Jean Guay et Jeanne Mignon vivant à Lévis. Son fils Ernest, mon grand-père maternel, fut le premier à quitter la terre d’accueil de ses ancêtres Jean et Jeanne. Après le décès de son père, il dut abandonner ses études au Séminaire de Lévis, section commerciale. Son travail de serre-frein (en quelque sorte l’assistant du chef de train) l’amena un jour à la rencontre de ma grand-mère Édith Ferland à Drummondville. Assistant chef de train, il exerça donc lui aussi un métier où il devait s’assurer de mener à bon port les gens qu’il prenait en charge.
1. « Nouvelles de Lévis », L’Événement, 15 juillet 1910, p. 1, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/4580195. Consulté le 31 août 2024
2. « Terrible tragédie près de Pintendre », Le Quotidien – Lévis, 9 juillet 1914.
3. Généalogie Québec, Le LAFRANCE. Baptême de Joseph Odilon Guay. Consulté le 29 août 2024.
4. BAC, Recensements du Canada de 1871 et de 1881, district de Lévis, sous-district Quartier Notre-Dame.
5. BAC, Recensement de 1891, district de Lévis, Quartier Notre-Dame.
6. BAnQ, Registres de l’état civil du Québec, Paroisse Notre-Dame-de-la-Victoire, Lévis, Sépulture de Nazaire Guay, 14 janvier 1898.
7. « L’indicateur alphabétique de Lévis », Annuaire de la ville de Québec, 1896-1897, BAnQ, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3691349, consulté le 26 août 2024.
8. BAC, Recensement de 1911, district de Lévis, Quartier Notre-Dame.
9. BAC, Recensement de 1911, district de Lévis, Quartier Notre-Dame ; BAnQ, Registres de l’état civil du Québec, Paroisse Notre-Dame-de-la-Victoire, Lévis.
10. « L’annuaire des rues de Lévis », Annuaire de la ville de Québec, 1912-1913, BAnQ, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3691545, consulté le 26 août 2024.
11. Corriveau, Claude. Les voitures à chevaux au Québec, Sillery : Septentrion, 1991, p.62.
12. Ville de Québec. « Calèches », Citoyens - Patrimoine – Archives - Pages d’histoire, https://www.ville.quebec.qc.ca/citoyens/, consulté le 26 août 2024.
13. « Règlement pour amender, refondre et consolider les divers règlements concernant les charretiers », Le Quotidien, 2 avril 1888, p.1, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3741377, consulté le 26 août 2024.
14. « Règlements sévères », Le Soleil, 23 juillet 1907, p.6, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3486469, consulté le 26 août 2024.
15. « Les charretiers de Lévis », L'Événement, 5 mars 1903, , p. 3, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/4575457, consulté le 28 août 2024.
16. « Un bon et chaud kiosque – Pour les charretiers de Lévis », Le Soleil, 5 janvier 1904, p.4, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3484970. Consulté le 28 août 2024.
17. « Un cocher de Lévis reçoit 4 balles dans le corps », Le Soleil, 9 juillet 1914, p.1 et 10, https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3479824. Consulté le 28 août 2024.
18. « La chasse au bandit recommence », Le Soleil, 10 juillet 1914, p. 1 et 10. https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3479825. Consulté le 29 août 2024.
19. BAnQ. Enquêtes des coroners provenant des districts judiciaires de Québec, de Beauce, de Charlevoix, de Montmagny et de Thetford Mines, 1765-1986, 2019.
20. « La mort tragique de M. Odina Guay », Le Quotidien – Lévis, 11 juillet 1914.