En 1942. Thérèse est la cinquième à partir de la gauche.
L’héritage de Flora
Claire Fortier
Le 2 avril 1926, dans une maison en face du séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, une petite fille sort du ventre de sa mère grâce aux bons soins de sa grand-mère maternelle. Les « accoucheuses » sont bien présentes au Québec jusqu’à la fin des années 1930 puisque moins de 15 % des femmes accouchent en milieu hospitalier1. Elle est baptisée Thérèse, du prénom choisi par son père en l’honneur d’une Fille de Jésus venue de Bretagne qu’il a bien aimée durant ses études primaires au Jardin de l’Enfance. Trois ans plus tard, ses parents se séparent. Séparation peu courante à l’époque où la famille constitue un des principaux socles de la société canadienne-française catholique. Thérèse va vivre chez Flora, une bisaïeule, mère de sa grand-mère paternelle. Elle en a une peur bleue. Cette vieille de 76 ans ne la laisse pas jouer avec sa maison de poupées. Les poupées sont trop fragiles. Thérèse voit parfois sa mère sonner à la porte, mais Flora ne la laisse pas entrer et Thérèse ne doit pas pleurer. L’année suivante, Flora demande à sa cousine, sœur Sainte-Joséphine du Saint-Cœur de Marie, supérieure des Ursulines, de la prendre au couvent. Thérèse y fait sa première année dès l’âge de quatre ans.
Atteint de tuberculose, son père meurt en avril 1935. Flora est bien attristée par le décès de son seul petit-fils. Elle refait son testament, signé le 11 juin 1935 chez le notaire J.C. Sawyer. Ses biens dont 40,000$, meubles et immeubles sont répartis entre vingt-deux personnes et organismes. Depuis 1927, Flora est la veuve d’un commerçant et propriétaire d’immeubles. Elle meurt le 29 juin 1935. Thérèse hérite d’une somme de 5,000$, déposée chez les Dames ursulines pour son instruction et sa pension.
Thérèse sera pensionnaire pendant quatorze ans. Dans son journal, elle mentionne qu’elle n’a jamais eu beaucoup de visite, même le jour de sa première communion. Durant l’année scolaire, elle va chez sa tante chérie Marie-Blanche, sœur de sa mère. Durant les vacances scolaires, elle déteste aller chez sa mère. Cette dernière habite Montréal depuis 1937 avec un amant, avant de revenir à Trois-Rivières en 1943. Thérèse préfère le couvent à la maison où elle est malheureuse. Elle a un bon rapport avec les religieuses et ses compagnes de classe. Au couvent, elle joue, s’amuse et ne sent pas la solitude intérieure qui, à la maison, lui colle à la peau.
Thérèse n’aime toutefois pas l’uniforme obligatoire qui se compose d’une robe noire descendant à mi-mollet, agrémentée d’un col Claudine blanc, des collants noirs et des souliers noirs. En sortant du Collège, elle portera une attention particulière à sa tenue vestimentaire. Elle aime les beaux vêtements, jamais noirs. Dans son journal, elle écrit : « Quand je m’achète des vêtements, je m’habille bien, je suis fière de moi. Je possède le monde ».
Dans sa classe, elles sont dix filles. La population étudiante des collèges classiques féminins au Québec regroupe alors à peine une trentaine d’élèves par collège2. Outre les cours réguliers, Thérèse y apprend le piano. Elle pratique aussi certains sports dont le ballon au panier, le tennis et le patin. Les résultats scolaires et sportifs du Collège sont régulièrement mentionnés dans des entrefilets du quotidien Le Nouvelliste : « Résultat de la partie de ballon au panier de jeudi 7 novembre entre les équipes juniors […] Thérèse Jourdain fit compter 2 points et permit à son équipe Étoiles la victoire de 2 à 0 » (12-11-1940 : 6). Les noms des trois premières de chacune des treize années du collège des Ursulines sont mentionnés dont celles du « Cours classique 1ère année : Mlles Louise Alarie, Thérèse Jourdain, Yolande Hamel » (12-11-1940 : 7). Thérèse reçoit le « Diplôme Supérieur, 2e année, avec grande distinction en piano, le prix de liturgie et celui de version latine » (26 juin 1944 : 6-7).
En 1944, Thérèse obtient le diplôme d’Immatriculation de l’Université Laval, soit l’équivalent des Belles-Lettres. Le Collège est affilié à cette université depuis 1935. Son bulletin illustre le cursus scolaire suivi : elle obtient 87,4 % pour les examens universitaires (Composition française, Langue seconde - explication des auteurs, Thème latin, Version latine, Histoire du Canada, Algèbre et Géométrie) et 78,6 % pour les examens collégiaux (Religion dont évangiles et apologétique, Langue maternelle, Histoire littéraire, Analyse littéraire, Langue seconde, Composition anglaise, Version et Composition grecques, Enseignement ménager, Dessin, Histoire des littératures grecques et latines).
Dans des lettres à sa mère, Thérèse mentionne qu’elle est dans les premières de classe et que ses matières préférées sont le français, le latin et l’histoire du Canada. Dans une d’elles, Thérèse lui demande si elle peut terminer son cours classique pour aller à l’université. Sa mère refuse. Sa mère vient d’une famille où les études semblent peu valorisées. Première génération d’ouvriers – auparavant cultivateurs de père en fils à Yamachiche – la famille fut obligée de s’exiler au Michigan entre 1889 et 1900. Dans l’échange épistolaire avec Thérèse, sa mère écrit cependant sans fautes. Les raisons de la séparation de ses parents demeurent obscures. Chose certaine, ils venaient de classes sociales différentes. Du côté paternel, les quatre premières générations établies en Nouvelle-France furent maîtres maçons à Québec et, par la suite à Trois-Rivières, commerçants dont un possédait le seul élévateur à grain de la région ou maître de poste. Mais peu importe la classe sociale, les femmes n’ont pas besoin d’études supérieures pour être « reines du foyer ».
En septembre 1944, Thérèse travaille à la Banque Royale et est remerciée de ses services après huit mois. La guerre est terminée ; les hommes reviennent au pays. En septembre 1949, elle épouse André. Entre ces deux événements, deux sujets la préoccupent. D’une part, quitter le foyer maternel. Elle ne s’entend pas très bien avec sa mère qui prend des barbituriques plutôt que de se prendre en main. D’autre part, ses amours. Elle a conservé photos et lettres de plusieurs de ses prétendants. En juillet 1946, elle rencontre André, mais rompt pour renouer avec lui au moment du décès de sa tante Marie-Blanche en 1948. Elle écrit que la solitude alors éprouvée était trop lourde.
Durant sa première année de mariage, elle est téléphoniste chez Bell Canada. La naissance de ses trois filles la force à quitter le travail rémunéré. La vie de femme au foyer est fortement valorisée à l’époque, mais ne lui convient guère. De plus, la relation avec André est tendue. L’humour d’André dissipe ses angoisses, mais ses colères la terrorisent. Elle étouffe, se prend en main et quitte le foyer familial en septembre 1959. André s’occupe des trois filles avec l’aide d’une bonne. Elle va vivre à Montréal et travaille à nouveau chez Bell à titre de représentante de service. Elle a un amant et, en décembre 1960, elle se fait avorter. Sait-elle qu’une femme commettant un tel geste peut être condamnée à perpétuité, selon la loi en vigueur de 1869 à 1988 ? Avec les 33,000 avortements évalués pour l’année 1959 au Canada3, elle n’est pas la seule à avoir pris un tel risque !
Elle regagne le foyer familial en novembre 1961. Elle poursuit ce travail chez Bell à Trois-Rivières. Dans les années 1960, elle occupe différents emplois : représentante pour des produits de beauté, journaliste pour l’hebdomadaire Hebdo-Journal, responsable du service de catéchèse des adultes du diocèse de Trois-Rivières, préposée aux prêts à la bibliothèque municipale. Avec André, elle s’implique aussi dans son milieu comme conseillère d’une société d’arts, responsable de la Fraternité Charles de Foucault, secrétaire d’une association de parents, trésorière d’un comité d’école. Le travail domestique ne l’intéresse guère à l’exception de deux tâches. Elle adore cuisiner et suit des cours puisque personne ne lui a appris à cuisiner. Et elle prend soin de ses trois filles : elles sont bien nourries, bien habillées, inscrites à différents cours (ballet, dessin, diction, piano, ski ...) ainsi qu’au Collège des Ursulines, mais sans qu’elles y soient pensionnaires ! Elle est attentive à leurs besoins et cherche à mieux les comprendre en lisant des livres de psychologie du développement.
Sa soif d’apprendre lui fait suivre différentes sessions avec le Service d’animation pastorale du Cap-de-la-Madeleine, l’Institut dominicain de pastorale de Montréal et le Service diocésain de la Catéchèse des adultes de Trois-Rivières. Toutefois, à la suite du Concile Vatican II, Thérèse et André font le choix d’exprimer leurs croyances et pratiques hors de l’Église.
En 1970, elle commence une formation au Centre interdisciplinaire de Montréal (CIM), dans Côte-des-Neiges. Elle y suit plusieurs sessions en communication, croissance personnelle, relations interpersonnelles et dynamique de groupe. Elle devient représentante du CIM comme agente de liaison pour la région de Trois-Rivières et joue le rôle d’observatrice auprès de responsables du CIM. En 1972, elle reçoit une accréditation du CIM comme animatrice sénior. Elle donne des stages d’animation et de relations humaines. En 1974, elle devient professeure en relations humaines pour le Service d’éducation permanente de commissions scolaires et pour les universités du Québec à Chicoutimi et à Rimouski (UQAC et UQAR).
En 1979, elle obtient une maîtrise en Éducation de la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal. André lui organise une fête. La lettre d’invitation est signée par « Le Recruteur André Fortier » et débute par « Ad augusta per augusta ». Les sommets n’ont effectivement pas été atteints facilement. Il lui aura fallu plus de trente ans pour réaliser son rêve d’effectuer des études universitaires. Elle écrit que, chez les ursulines, elle ne méritait pas ses bonnes notes parce que c’était facile pour elle. Trente ans plus tard, un sentiment d’infériorité l’habite devant ses filles qu’elle trouve performantes. Se rend-elle compte qu’elle est la première de sa lignée à réaliser des études universitaires ?
En 1989, elle obtient un Certified Trainer du Focusing Institute of Chicago avec le psychologue Eugene T. Gendlin. Elle participe à des formations de Focusing de cet institut de 1986 à 1996. Cette technique psychothérapeutique consiste principalement à dégager un espace intérieur pour mieux écouter ses ressentis et les laisser parler dans son corps. En 1990, Thérèse devient psychothérapeute. Elle reçoit des personnes en relation d’aide et les accompagne selon cette technique jusqu’en 2009, deux ans avant son décès.
Thérèse a toujours davantage parlé de sa peur de Flora que de l’héritage qu’elle a reçu. En écrivant ce récit, je me demande si Flora a perçu que cette petite fille n’était pas une poupée fragile, qu’elle était capable d’effectuer des études. Toutefois, la solitude éprouvée depuis l’abandon parental rend Thérèse fragile. Son angoisse existentielle s’est canalisée en une vive curiosité intellectuelle et un désir d’émancipation personnelle. Elle croit davantage aux changements individuels que collectifs. Elle veut mieux communiquer avec André. Elle souhaite changer le monde de l’intérieur. À 69 ans, elle doit apprendre, comme elle se plaît à le dire, à vivre avec « Monsieur Parkinson ». « Aujourd’hui, je tremble, la raideur veut relâcher, pour moi c’est un des sens de ma maladie », écrit-elle. Sa candeur d’enfant s’était rapidement métamorphosée en raideurs corporelles.
Aux termes de sa vie, Thérèse ne cesse de se questionner sur le sens de la vie et de sa mort. Le dernier livre qu’elle lit est : Je crois sans Dieu d’Yves St-Arnaud (Bellarmin, 2010). Thérèse adopte le credo de ce psychologue qui lui est très cher, avec qui elle a travaillé dans les années 1970 au CIM. Ces deux strophes sont bien représentatives de sa vie : Je crois que le sens de ma vie m’appartient / Qu’il évolue dans l’action par « essais et erreurs ».
1. Denyse Baillargeon, Brève histoire des femmes au Québec, Montréal, Boréal, 2012, p. 141
2. Micheline Dumont et Johanne Daigle, « Les couventines », in Micheline Dumont et Nadia Fahmy-Eid, Les couventines. L’éducation des filles au Québec dans les congrégations religieuses enseignantes 1840-1960, Montréal, Boréal, 1986, p.189-225
3. Coalition pour le droit à l’avortement au Canada, 25e année de l’arrêt Morgentaler, [en ligne] http://www.morgentaler25years.ca/fr/la-lutte-pour-le-droit-a-lavortement/