Estampe, Attaque contre Saint-Charles, Lord Charles Beauclerk (1813-1842), Encre et aquarelle sur papier - Lithographie, 17.3 x 26.6 cm
Un Patriote méconnu
Lieutenant-Colonel à la retraite Jean-Francois Lemoyne
En 1956 sur son lit de mort Corona Mignault, épouse et veuve du médecin Joseph Gefroid Hormidas Lemoyne de la municipalité d’Acton Vale, exprime ce dernier avertissement : « Ne fais pas confiance à l’Anglais ».
Dame de la haute, instruite et cultivée, elle-même issue d’une famille de médecins, elle avait gardé en elle cette hargne toute sa vie durant au point d'en faire son ultime recommandation à mon père à son chevet. Elle était loin de se douter que son arrière-petit-fils, que l’on venait tout juste de lui présenter avant son dernier souffle, épouserait une carrière d’officier militaire de trente-sept années assujetties à la Couronne. Pour sûr qu’elle se retournait dans sa tombe à chaque gala ou je revêtais mon uniforme de Lieutenant-Colonel écarlate de tradition britannique… Preuve que le passé n’est pas toujours garant du futur.
Mais la question qui tue demeure : qu’est-ce qui est sous-jacent à cette maxime transmise in extrémis à sa progéniture? Ce n’est pas la première fois que je suis témoin de menaces belliqueuses de la part de mères en souffrance en temps de conflit. Ces affirmations transcendent parfois la logique de celle qui donne et protège la vie. Mon roman autobiographique1 en fait d’ailleurs état lors de missions en Ex-Yougoslavie et en Irak. L’énigme mérite mon attention du fait de ma curiosité historique et ma profession des armes.
Tel était mon point de départ dans cette quête, intrigué que je suis par ce fait divers qui me pousse vers une démarche principalement généalogique. Déjà que je viens d’éclaircir avec difficulté le mystère de la naissance d’Hormidas Lemoyne, fils de cultivateur, né au Rhode Island en Amérique dans la foulée des Tisserands du pouvoir2; je me sens d’attaque à relever un nouveau défi et à élucider ce mystère.
Eugénie Corona Mignault3 a vécu bien après les troubles de 1837-1838. Quoique des tensions aient pu exister dans les Cantons après la révolte des Patriotes et le fameux rapport Durham, elles ne justifient pas à elles seules une prise de position aussi drastique à moins que de proches parents y soient mêlés?
Une brève recherche généalogique situe ma lignée d’ancêtres « Dion dit Lemoine » dans la région du Richelieu, plus précisément à Saint-Denis l’un des principaux foyers de révolte. Toutefois, la mémoire familiale ancestrale ne fait état d’aucune participation de parenté aux évènements d’alors. Il y a bien une descendance de Guyon dit Lemoine, Capitaine de Milice et Maître Chantre à Verchères et à Saint-Charles-sur-Richelieu, mais ils antidatent la révolte des Patriotes de beaucoup. Je m’aventure donc dans les registres de paroisses longeant la rivière Richelieu et y découvre la liste4 des parias (selon le clergé) tués et enterrés à Saint-Charles après la défaite aux mains des Britanniques. Un certain Moïse Lemoine y figure sans aucun autre détail… Coïncidence? S’ensuit une frénésie qui m’encourage à élargir mon champ d’action et à fouiller chez les descendants des frères et sœurs de mes ancêtres. La lignée prolifique des Guyon/Dion dit Lemoine rendent la tâche difficile, mais pas impossible avec les outils d’aujourd’hui. Une mention dans un document non officiel donne une possible filiation de Moïse à un certain Joseph Lemoine qui me semble sans fondement et improuvable.
Après moult vérifications et tergiversations, un seul Moyse cadre avec la période tumultueuse en question. Il s’agit de Moyse Yon5 né en 1817, fils de Joachim Dion dit Lemoine6, laboureur de Beloeil. Le jeune homme a à peine vingt ans lors du conflit. Je présume avoir trouvé la provenance du patriote méconnu et son lien de sang qui nous unit, un lien qui transcende cinq générations.
Une recherche plus poussée m’amène à consulter l’œuvre phare de Pierre Lambert sur les Patriotes de Beloeil7. On y confirme la mort de cinq patriotes de ce village lors de la bataille de Saint-Charles. Toutefois, nulle mention de Moïse dans son bouquin. Et pourtant, l’existence de la famille de Joachim Dion dit Lemoine y est reconnue en sol beloeillois et le jeune homme ne laisse aucune trace dans les registres paroissiaux sur son devenir après la révolte. Coïncidence? L’hypothèse plausible reste à prouver hors de tout doute.
Mais si tel est le cas, militaire que je suis, je visualise la bataille qui fait rage; l’ardeur des combattants; le brouillard du champ d’honneur; les canonnades dévastatrices et meurtrières; l’odeur de poudre consumée des mousquets; les charges à grands cris à la baïonnette ou à la fourche; la peur de l’ennemi et le goût du sang. Enfin, la présence de quelques parents à son enterrement alimentera les légendes sur sa mort et son sacrifice pour les générations à venir. Si tel est le cas, Moïse aura vécu l’innommable depuis la nuit des temps. Il mérite qu’on se rappelle, qu’on lui redonne une place de choix dans l’histoire.
Est-ce là la provenance du message de mon arrière-grand-mère? Est-ce que la légende qui a traversé le temps et les générations se résume à ces quelques mots : « Ne fais pas confiance à l’Anglais » ? …Peut-être ! Mais il est clair que le fruit de mon labeur résonne dans le cœur du guerrier. Mes expériences sur les champs de bataille me lient à ce lointain cousin qui a perdu la vie de façon tragique. Je ne peux passer sous silence ce vécu oublié. Ou bien est-ce l’âme de Moïse qui m’interpelle à lui redonner vie ? Je ne saurais dire. Mais je ferai honneur à son nom. Ne crains rien Moïse ou Moyse Yon Dion dit Lemoine, repose en paix… un jour, j’écrirai un roman et te réincarnerai dans une saga !
1. Chroniques Hu-Militaires, Jean-Francois Lemoyne, 2019, aux Éditions L’Interligne, ISBN 978-2-89699-656-8
2. Les Tisserands du pouvoir, Claude Fournier, 2010, aux éditions 10 sur 10, ISBN 978-2-92366-255-8
3. Marie Eugénie Corona Mignault (1869-1956) née à Yamaska, décès à Acton Vale.
4. Registre paroissial de Saint-Charles-sur-Richelieu du 27 novembre 1837, 19e feuillet
5. Registre paroissial de Beloeil, baptême en date du 7 septembre 1817
6. Registre paroissial de Beloeil, mariage en date du 4 février 1811
7. Les Patriotes de Beloeil : Le mouvement patriote, les insurrections de 1837-1838 et les paroissiens de Beloeil, Pierre Lambert, 1994, aux éditions Septentrion