Mouvements migratoires de mes ancêtres

Textes publiés lors de la 1re édition du Concours "Mes ancêtres au bout de ma plume !" lors de la SNG 2023.
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Wincenty Rusinowski, oncle, Stefania 11 ans et Zofia Trymbulak, à Karachi en 1944 

De la Galicie au Canada : l’exode de Stefania et de sa mère Zofia

André Morel

Société de généalogie Saint-Hubert

2prix de la 1ère édition du concours Mes ancêtres au bout de ma plume !

 

 « Chère Stefania,

Je vous écris cette lettre posthume pour honorer la mémoire de la dame si positive, jeune de 79 ans, que j’ai eu le bonheur de visiter à Winnipeg en juin 2012 avec mon épouse Irène, votre petite-cousine. Le récit de votre vie m’a profondément ému et surtout la résilience avec laquelle vous nous l’avez partagé, ce qui est tout à votre honneur. Je veux donc vous rendre hommage en partageant ce récit le plus précisément possible, afin que ceux et celles qui le liront se rendent compte de l’inimaginable exode que vous et votre maman Zofia avez vécu, et comment vous avez vaincu ces années éprouvantes en embrassant la vie de tout votre être. »

 

Stefania Rusinowska

Stefania Rusinowski (Mikolaj et Zofia Trymbulak), est née le 29 mars 1933 à Wierzbowczyk en Pologne. Elle était la cousine germaine de la mère de mon épouse, Polonaise d’origine. Je me suis évidemment intéressé à la généalogie de ma conjointe, un travail de recherche complexe. Les sources proviennent des microfilms des mormons et du site « Olejów na Podolu »1, mais surtout des récits et explications de Stefania. Les renseignements historiques et géographiques sont pris sur Wikipédia. Nous avons conservé les noms polonais des lieux et des personnes. Toutes les photos proviennent de mes albums de famille.

La région dont il est question dans la première partie de cet article est appelée « Galicie de l’Est », une ancienne région de l’Empire austro-hongrois des Habsbourg, de nos jours partie de l’Ukraine occidentale, mais qui était polonaise entre 1349 et 1772 et de 1919 à 19452. Les chiffres [1] à [10] entre crochets dans le texte renvoient à la carte à la fin de cet article.

 

Voici brièvement la lignée directe maternelle de Stefania. Marćin Trymbulak (1783) et Anna Cideło sont ses ancêtres maternels  les plus éloignés auxquels j’ai pu remonter. Ils ont eu au moins trois fils, dont Jan (1819) qui a épousé Zofia Olender (13-02-1819) le 18 octobre 1835. Ces derniers ont eu 10 enfants, tous nés à Trościaniec Wielki. L’aîné Mikolaj (07-09-1836) épouse Rozalia Jary (27-09-1842) le 13 novembre 18593. Leurs quatre enfants naissent à Białogłowy : Maria, Franciszek (François), Józef et Michał. Après le décès de Rozalia, Mikolaj se remarie le 26 janvier 1879 à Białogłowy avec Anna Jasny, veuve de 26 ans de Trościaniec. Le couple aura quatre enfants. Le 1er février 1873, Rozalia Jary donne naissance à Franciszek Trymbulak, le grand-père de Stefania4. Vers 1900, celui-ci épouse Anna Dajczak (Piotr et Rozalia Sikora), de Trościaniec. C’est là que naîtront Maria (1902), la grand-mère de mon épouse, Rozalia (1904), Zofia (1906), mère de Stefania, et Jan Trymbulak (1908).

En 1913, Franciszek veut tenter sa chance d’aller travailler aux États-Unis. Mais des résultats médicaux concluent qu’il souffre de problèmes aux poumons et ne peut voyager. Pour ne pas perdre le billet, Anna part le 4 juin 1913 pour travailler dans les mines du Connecticut, où elle a de la famille5. Franciszek reste au pays avec ses quatre enfants.

Le 28 juillet 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Non seulement Anna ne peut plus revenir en Europe mais Franciszek doit rejoindre l’armée autrichienne. Les enfants sont laissés à eux-mêmes, comme tant d’autres. Zofia a raconté à Stefania qu’elle et ses sœurs et son frère, âgés de 6 à 12 ans, sont obligés de mendier de village en village. Ils mangent des oignons crus froids, vont sans chaussures. La grande misère ! À la fin de la guerre en 1918, Franciszek retrouve ses enfants. Anna peut enfin revenir au pays et la famille est rassemblée. Ses longues années de travail aux États-Unis ont permis au couple d’acheter des terres agricoles dans la région de Wierzbowczyk. Ils ont donné un terrain pour la construction d’une école. Anna s’éteint en 1938.

Mariage de Zofia et Mikolaj Rusinowski, 1926

Le 11 octobre 1926, leur fille Zofia, née le 15 juillet 1906 à Trościaniec, épouse à Podkamien,  Mikolaj Rusinowski, né à Białogłowy le 1er mars 1902.

Cinq mois après le début de la Deuxième Guerre mondiale, la date du 10 février 1940 reste tristement mémorable pour 220,000 Polonais, car c’est le début de la première des quatre vagues de déportation vers la Russie6. [2] Les habitants de Trościaniec ne sont pas épargnés. [1] Ce jour-là, les Russes entrent dans la petite ville. Mikolaj Rusinowski, enrôlé dans l’armée polonaise mais en permission chez lui, est dénoncé et on l’embarque avec sa femme Zofia et leurs enfants, Jozef et Stefania, dans un wagon à bétail. Franciszek, le père de Zofia, est aussi pris, étant considéré comme un riche bourgeois puisqu’il est propriétaire terrien. Rozalia Trymbulak, son mari Jan Grad et trois de leurs quatre enfants sont également emmenés. Jan Trymbulak, son épouse Anna Ciesla et leurs cinq enfants n’y échappent pas. Les membres de la famille de Maria Trymbulak, grand-mère de mon épouse, n’ont pas été déportés puisqu’ils vivaient dans un village épargné.

Après à peine une demi-heure pour ramasser leurs effets personnels, les expatriés sont amenés en traineau jusqu’au train. Le convoi du cauchemar se met en marche et s’arrête aux villages voisins, empilant comme des sardines les villageois polonais effrayés. Les conditions de vie à bord sont inhumaines. Il fait froid, c’est la noirceur totale. La peur envahit les personnes terrorisées. Il n’y a pas d’eau fraîche et les morceaux qu’on leur jette en guise de nourriture n’ont rien d’appétissant. Le train file dans la nuit. Les militaires restent indifférents à la misère de ces pauvres sacrifiés de la guerre. Dans ces conditions, on comprend mieux que des milliers de personnes âgées et de jeunes enfants meurent les uns après les autres de froid, de faim, de maladie.

Le train s’arrête parfois, au milieu de nulle part, pour un rituel douloureusement régulier. On sort les corps des personnes mortes dans la nuit et on les empile comme des billots sur la neige le long de la voie ferrée. Les parents en larmes ne peuvent même pas enterrer les leurs, ni faire une prière respectueuse. Le calvaire reprend. Le wagon-tombeau grince à nouveau et continue à entraîner ses victimes vers une destination inconnue et sans lendemain. Après 12 jours qui semblent interminables, les survivants arrivent enfin au goulag de Szeczuga, région d’Archangelsk, dans le nord de la Russie7. Les enfants de Jan Trymbulak, le frère de Zofia, ont tous péri durant le voyage.

Garderie d’enfants polonais en Russie en 1940. Quatre enfants de la famille sont dans la dernière rangée. Stefania [1] (3e à partir de la gauche), ses 2 cousines (au centre) [2] et [3] et son cousin Stanislaw Rusinowski, 1e à droite, décédé en Russie.[4]

Et la vie reprend son cours. Il fait toujours froid mais il y a quand même un petit poêle à bois au milieu de la baraque. Stefania, ses cousins et cousines vont dans une école-garderie.

Mikolaj Rusinowski meurt aussi en Sibérie en 1941. Peut-on s’imaginer autant de peine et de pleurs ? Et les raisons de cet enfer ? Elles sont toutes aussi absurdes que le retournement de situation qui s’ensuit.

En effet, en août 1941, suite à l’agression des Allemands contre eux, les Russes signent avec le premier ministre polonais Władysław Sikorski, une amnistie pour les déportés polonais en Russie. Le général polonais Władysław Anders négocie la création d’une armée polonaise sur le territoire de l’URSS. Cette armée s’unit aux forces de l’Armée Rouge et aux forces alliées contre les Allemands. Non seulement une armée sera ainsi formée mais le général Anders met tout en œuvre pour aider les déportés à quitter l’URSS et leur éviter une mort certaine. On encourage même les jeunes garçons à mentir sur leur âge pour leur épargner les travaux forcés. À peine âgé de 14 ans, Jozef Rusinowski, le fils de Zofia, s’enrôle dans l’armée polonaise en tant que cadet.

En août 1942, l’armée polonaise se forme en Ouzbékistan, et l’exode commence aussi pour les déportés qui sont autorisés à quitter l’URSS. Zofia et Stefania traversent la Russie et le Kazakhstan et se rendent à Tachkent, en Ouzbékistan. [3] C’est lors de ce voyage que le père de Zofia, Franciszek Trymbulak, très malade, est décédé en sortant du train qui l’amenait vers la liberté.

Zofia, Stefania (devant), Bronisława (derrière), fille de Wincenty Rusinowski (à droite), beau-frère de Zofia. Photo prise à Téhéran en 1942.

Zofia tombe ensuite gravement malade, comme tant d’autres. Vu qu’il n’y a plus personne pour s’occuper de la petite Stefania, âgée de 9 ans, Zofia la remet aux soins d’un orphelinat. Stefania se souvient d’être alors partie sans sa mère vers la Perse, aujourd’hui l’Iran, en traversant la mer Caspienne. [4]

Son groupe d’orphelins reste à Téhéran. [5] Un jour, on apprend aux enfants qu’ils seront bientôt accueillis au Mexique. Deux semaines à peine avant le départ prévu, Stefania se promène dans la cour du camp. Elle aperçoit une silhouette qui lui semble familière. Elle se rapproche de la femme et s’écrie tout à coup, en accourant vers elle : « Maman ! Est-ce toi ? » ! Rétablie, Zofia s’était lancée dans de multiples recherches. Quel bonheur ! Contre toute attente, elle avait retrouvé sa fille. Elles ne se quitteront plus jamais.

Au début de 1943, elles partent vers Karachi, présentement au Pakistan, mais qui était alors une ville indienne, sous la gouverne de la Grande-Bretagne. [6] Après bientôt deux ans à Karachi, elles atteignent enfin un camp de réfugiés qui les accueille près de la ville de Ndola8 en Rhodésie du Nord, présentement la Zambie. [7] Elles restent trois ans en Afrique. Elles vivent dans des huttes avec un sol en terre. Les Polonais prennent les choses en main et organisent la cuisine collective, construisent une église, font l’école aux enfants.

Stefania et son mari Zygmunt Pieczonka,
jeune couple.

Le 30 mai 1948, Zofia et Stefania montent à bord du navire « RMS Arundel Castle », au départ de Cape Town (Afrique du Sud) [8] pour le port de Southampton (Angleterre)9. [9] Elles peuvent finalement rejoindre Jozef, démobilisé, qui vit en Angleterre. Sans certitude, mes recherches me portent à croire que Jozef devait être alors dans le camp des déplacés polonais à Husbands Bosworth10, dans le Leicestershire, et que c’est là que Zofia et Stefania ont été accueillies. Il s’est donc écoulé sept longues années entre le début de la déportation et la fin de leur exode! Stefania travaillera alors d’usine en usine jusqu’en 1955, année où elle s’embarque sur un navire à Liverpool pour rejoindre des membres de sa famille à Winnipeg, au Canada11[10] Elle a 22 ans. Elle a confié le soin de Zofia à son frère Jozef qui s’est marié en 1948 et a déjà deux enfants.

Zofia arrive au Canada deux semaines avant le mariage de Stefania et Zygmunt Pieczonka (Franciszek et Stefania Porembna), célébré le 20 juillet 1957 à Winnipeg. Stefania et sa mère sont enfin réunies. Zofia a goûté enfin une vie normale, sereine et paisible, entourée de sa fille, son gendre et ses trois petits-enfants. Elle est décédée à Winnipeg le 6 septembre 1987.

Malgré une enfance et adolescence bien éprouvante, Stefania a eu une belle vie avec son mari, ses trois fils et ses 8 petits-enfants. Femme courageuse, elle a pris des cours d’anglais et de coiffure, exerçant son métier avec passion plusieurs années. Généreuse de son temps et de sa bonne humeur, elle a toujours été très sensible à la souffrance des autres. Stefania s’est éteinte le 20 janvier 2020, à Winnipeg.

Le trajet de 34,100 kms de Zofia et Stefania : 1 Trościaniec (Pologne, maintenant Ukraine occidentale) (10 février 1940) 2 Archangelsk (Russie) jusqu’en août 1942  3 Tachkent (Ouzbékistan) 4 Port de Turkmenbashi (Turkménistan), mer Caspienne 5 Téhéran (Iran) (fin 1942 – début 1943) 6 Karachi (Inde, maintenant Pakistan) (début 1943 – début 1945) 7 Ndola (Rhodésie du Nord, maintenant Zambie) (début 1945 – août 1948) 8 Cape Town 9 Husbands Bosworth (Angleterre) (août 1948 – novembre 1955) 10 Winnipeg via Montréal (Stefania 1955 et Zofia 1957) | carte André Morel (2023)


1. http://www.olejow.pl

2. Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Galicie

3. FamilySearch : L'vov Ukraine, Zalesie pobit Zalozce, Film 2205358, Item 2, BMS 1856-1861, image 111

4. http://www.olejow.pl/forum/viewthread.php?forum_id=7&thread_id=112

5. Sur le navire « Kaiser Wilhem der Gross » au port de Bremen, en Allemagne. Recherche du nom « Anna Trymbulak » sur le site Statue of Liberty https://heritage.statueofliberty.org/

6. Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9pressions_sovi%C3%A9tiques_des_citoyens_polonais

7. Recherche sur Nazwisko : Rusinowska, Imię : Stefania, le 29 octobre 2023 https://indeksrepresjonowanych.pl/int/wyszukiwanie/94,Wyszukiwanie.html

8. Le site du mémorial polonais de la Seconde Guerre mondiale est situé à la limite de la ville de Ndola, près de la zone minière de Bwana Mkubwa.

9. Leurs noms se trouvent aux numéros 98 et 99 sur la liste des passagers https://www.polishresettlementcampsintheuk.co.uk/passengerlist/arundelcastle1948may.htm

10. Husbands Bosworth Camp 1948-1956 https://www.polishresettlementcampsintheuk.co.uk/husbandsbosworth.htm

11. Départ le 9 novembre 1955 sur le navire « Ivernia », Listes des passagers en partance, Royaume-Uni et Irlande, 1890 à 1960.sur Ancestry.com.

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