L’épopée de Jean-Jacques Grosjean
Une généalogiste sur la trace du gendre d'Henri Fortin
Nataly Brisson
1er prix de la 1ère édition du concours Mes ancêtres au bout de ma plume !
Octobre 1870, aux registres de la paroisse de Betsiamites, le missionnaire Babel, reconnu pour ses pattes de mouches illisibles, consigne un mariage. Même si l’inscription est dans ce registre, l’oblat peut l’avoir célébré n’importe où sur le territoire. Toutefois, dès le départ, un pressentiment m’habite : nous étions à Betsiamites.
Ce premier contact avec Jean-Jacques Grosjean ne consiste qu’à indexer les mariages des enfants de mon ancêtre Henri. Lui et Marie (baptisée Marie Léa) porteront six enfants au baptême, entre Portneuf et Sault-aux-Cochons. Éventuellement, seules les filles atteindront la maturité, soit Clémentine, Claudia, Georgina et Catherine. C’est au moment de trouver leurs sépultures qu’arrive la surprise.
Rapide cheminement
Après leur mariage, entre 1871 et 1873, ils viennent habiter à Portneuf1, chez Henri et Émilie, les parents de Marie. Un chantier s’ouvre sur la rivière Sault aux Cochons en 1872, Jean-Jacques y déménagera éventuellement sa famille. Les Grosjean y restent pendant près de dix ans. Le moulin de Betsiamites change de main en 1890, la St-Lawrence Lumber en fait l’acquisition et redémarre les opérations. Jean-Jacques saute sur l’occasion de s’y établir. Ses filles, Clémentine et Claudia, y trouveront maris; l’une avec un Arsenault, l’autre avec un dénommé Roland Burgess. La St-Lawrence Lumber ferme ses portes en 1894.
L’ouvrage est rare, Jean-Jacques n’hésite pas, la famille traverse le fleuve et s’installe à Rimouski. C’est là que sa fille Georgina épouse Charles Burgess, le beau-frère de sa sœur Claudia. Les frères Burgess, fils de Gregory, agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Betsiamites, et de Sophie Skelling, que l’on dit parfois autochtone, changeront possiblement la destinée de la famille Grosjean. On les retrouve encore à Rimouski au recensement de 1901. Ensuite ? On perd leur trace.
Sur les traces de Jean-Jacques et Marie
Le décès de Marie est introuvable. Son prénom n’aide pas la recherche. Finalement, se dévoile l’acte de décès de Jean-Jacques Grosjean. Il est décédé chez lui, à Michipicoten, en Ontario. Sur l'acte de décès, survenu le 23 octobre 1909, on le dit né en Belgique, le 7 octobre 1839, exerçant les métiers de « Cook and taxidermiste », un petit détail pourtant présent au recensement de 1881, l’énumérateur le déclarait « empailleur » . Selon ce document, Marie est toujours vivante, car l’homme n’est pas veuf.
Difficile de trouver où Marie terminera ses jours. À bout de ressource, pourquoi ne pas googler ? Dans une vieille discussion, trainant sur le web, un sujet fait référence à Jean-Jacques Grosjean (aka Sneyers) dit Sneyer ? Les indices supposent qu’il s’agit du même homme. À défaut de comprendre ce Sneyers, l’employer comme mot-clé sur Google nous dirige vers un monument, dans le cimetière de Michipicoten River, en Ontario2.
Que veut dire ce nom de Snyers qu’on lui attribue ? Force est d’admettre qu’il est important, car la recherche débouche alors sur des documents inédits. Le premier, un certificat d'invalidité, au nom de Jean-Jacques Snyers, comme vétéran de guerre avec l'inscription : « Pvt - R - 35" + 29" Mass. V. inf. »3.
Le deuxième document, au nom de Mary F. Snyers, fait état d'une pension, pour veuve de soldat, se terminant en juin 1922. Le prénom du soldat est Jacques et on retrouve, encore, les informations « Pvt - R35 + R29 Mass. V. inf.». Finalement, un autre document, confirmant cette invalidité du soldat Snyers, son décès et le nom de sa veuve.
Parle-t-on réellement de Jean-Jacques Grosjean et Marie Fortin, mariés à Betsiamites en 1870 ? Celui qui habitait à Portneuf en 1871? Et qui travailla à Sault-aux-Cochons ? La découverte du décès de Marie Fortin, à Sault-Sainte-Marie, en Ontario le 17 juin 1922, confirme que oui. Marie Fortin, fille d’Henri, était veuve de soldat à son décès ? Quelle guerre a-t-il pu faire ? La Guerre des Boers ? Aucun sens, il habitait à Sault-aux-Cochons lors de la première en 1880-1881. Lors de la seconde, entre 1899 et 1902, il avait 60 ans.
Pvt - R35 + R29 Mass. V. inf.
Googlez « Jean-Jacques Grosjean » ou « Snyers/Sneyers », « soldat » et « Mass ». Et les indices nous mènent directement au Centre de recherche sur la guerre civile du Massachusetts4, une immense base de données sur la guerre de Sécession de 1861 à 1865. Une fiche concerne Jacques Sneyers, soldat du 29e et le 35e régiment d'infanterie basé au Massachusetts. Tout se place. Le site nous donne des informations sur les régiments du Massachusetts pendant la guerre civile, dont ceux de Grosjean. La plus farfelue des hypothèses se confirme : Un soldat, ayant combattu dans ce conflit, se retrouve, vingt ans plus tard, à Betsiamites et ensuite sur la Pointe-des-Fortin, à Portneuf, en Haute-Côte-Nord. Mais comment a-t-il pu s’échouer dans la région ?
Un détail, un simple détail…
Les frères et sœurs de Marie donnent du fil à retordre aux généalogistes. Courailleux, la moitié de ne tiennent pas en place, particulièrement le fameux Joël. On le retrouve à Betsiamites, en 1868, que pouvaient faire ces gens à l’extrémité est du territoire où il n’y a possiblement ni chantier, ni scierie ? Sa sœur, Marie, est citée comme marraine, en juin, preuve de sa présence sur place alors que ses parents sont toujours à Portneuf.
Qu’y trouvait-on à défaut d’une entreprise forestière ? Un musée ! En 1868, le Père Arnaud avait constitué un petit musée avec une collection de centaines d'animaux naturalisés… Ou empaillés comme dirait un Nord-Côtier ? Avouons que les taxidermistes ne courraient pas les sentiers en Haute-Côte-Nord ! Il n'y a pas de hasard, c'est impossible. Ce Grosjean, soldat pendant la guerre civile aux États-Unis, aboutira, on ne sait trop comment, au service des Oblats à Betsiamites.
Soldat au service des Oblats
Dorothée Picard, dans un livre sur l’histoire de Betsiamites5, raconte :
« Le clergé organise ainsi depuis Rimouski, à compter de 1864, différents pèlerinages maritimes vers Betsiamites. C'est en partie à leur intention que le Père Arnaud avait constitué, à compter de 1868, un petit musée d'histoire naturelle avec une collection de centaines d'animaux naturalisés, surtout des oiseaux, par un ami européen, Alfred Lechevallier. »
En ajoutant Alfred Lechevallier à la recherche, une nouvelle ressource s’ajoute, un livre de l'abbé Victor Alphonse Huard, écrit en 1897, Labrador et Anticosti6, on y parle de Lechevallier, du musée et d'un dénommé Grosjean, parisien, taxidermiste et conservateur du musée. Ce Grosjean, soldat pendant la guerre civile aux États-Unis, aboutira au service des Oblats à Betsiamites.
L'épopée de Jean-Jacques Grosjean
États-Unis d’Amérique, novembre 1860, promesse électorale d’Abraham Lincoln : L’émancipation de quatre millions d’esclaves dans le sud des États-Unis. L'esclavage constitue alors la main-d'œuvre principale des champs de coton du Sud. Au Nord, les travailleurs sont libres et l'industrialisation débute. Le Sud avait, indirectement, le soutien des Européens qui dépendent d'eux pour l'approvisionnement en coton. Si l'Europe soutient le Sud, pourquoi Jean-Jacques Grosjean, français, combattait-il pour les nordistes ? À cause de ses racines belges ? Vraisemblablement.
Grosjean s'engage le 9 juin 1864, s’embarque à bord du steamer Bellona à partir d’un port belge, il débarque à Boston en juillet 1864. La Belgique, supposément neutre dans ce conflit, présentera les 417 passagers comme de simples émigrants. Les hommes étaient très conscients du but de ce voyage. Dans la liste des passagers, outre Jacques Sneyers, 26 ans, on retrouve Peter Sneyer, 22 ans qui aura pratiquement le même tracé. Deux frères ? Malheureusement, il est impossible de connaître son destin.
Selon la ressource Massachusetts Civil War research center, à son arrivée, en juillet 1864, Jean-Jacques est directement incorporé dans le 29e Régiment. En septembre 1864, le 35e régiment subit de lourdes pertes. On enrôle alors « 385 substituts allemands et français récemment arrivés dans ce pays et ignorant de la langue anglaise » 7, possiblement le contingent de Grosjean, arrivé de Belgique. À Poplar Spring Church, en Caroline du Nord, à la fin septembre, le 35e se voit amputé de 163 volontaires qui sont faits prisonniers.
Or, selon l'abbé Victor Alphonse Huard :
« Il y a des soldats qui se font tuer à la guerre; il y en a qui, malgré leur bravoure, tombent au pouvoir de l'ennemi. Cet accident arriva à notre français, qui fut pris avec bien d'autres par les gens du Sud. Sept mois durant, il subit une rude captivité, où l'on avait pour logements des trous creusés dans la terre.»
L'histoire du 35e Régiment se termine en juin 1865 avec la démobilisation des soldats. Une autre source donne comme date le 27 avril 1865 pour la démobilisation de Jean-Jacques. Cette dernière date correspond au récit de l’abbé Huard, relatant les sept mois de captivité du soldat. Toutefois, selon le document d'enrôlement trouvé, Grosjean n'aura pas réellement quitté le régiment à ce moment. Ce n'est que le 5 avril 1869 qu'il reçoit sa dernière « discharged » et entreprend son périple vers la Côte-Nord du Saint-Laurent. Un an et demi avant son mariage avec Marie Fortin à Betsiamites.
Soldat au service des Oblats
Après avoir été en présence du célèbre général Grant, futur 18e président des États-Unis, quel chemin Grosjean a-t-il parcouru ? Quels détours a-t-il pris pour se retrouver à étudier la taxidermie, sous l'œil vigilant de Lechevallier ? Quand s'est-il retrouvé conservateur et employé des Oblats à Betsiamites ?
Mais encore plus surprenant, comment Grosjean se retrouvera-t-il, à manger du ragoût, à la table d'Émilie Simard, à Portneuf-sur-Mer, sur la Pointe-des-Fortin en 1870 ? N'est-ce pas étonnant comme parcours ?
Grosjean a été présent en Haute-Côte-Nord, entre 1868 et 1896. Au service des Oblats, probablement jusqu'à son mariage en octobre 1870. Il épouse la fille d'Henri Fortin, devient journalier à Sault-aux-Cochons, sous la gérance de Grant Forrest. Il quitte ce territoire pour Rimouski, où il vit une dizaine d'années. Il termine ses jours à Michipicoten, situé à l'embouchure de la rivière du même nom. Attiré en ce lieu par ses gendres, les frères Burgess, fils de Gregory, possiblement employés du poste de traite. La baie de Michipicoten, d'une importance stratégique pour la traite des fourrures, très tôt, dès 1716, est aujourd’hui un parc provincial.
Pourquoi Grosjean devint-il Jean-Jacques Snyers ? La réponse se trouvait dans l'acte de mariage de Jean-Jacques et Marie Fortin. La version utilisée manquait de résolution. Sur une autre numérisation, on pouvait lire : « Jean Jacques Grosjean, fils majeur de Guillaume Grosjean défunt et défunte Thérèse Sneiyres de Paris, France. »
Ce Sneyers, explique qu’on lui octroie parfois une origine belge, nationalité de sa mère, possiblement. Justifiant aussi son départ avec ce contingent de Belgique. Entouré de francophones, il utilise son véritable patronyme, en présence d'anglophones, Sneyers convient mieux.
Laissons la conclusion à l’abbé Huard qui décrivait ainsi Jean-Jacques Grosjean :
« Il faut entendre raconter cela à Grosjean, qui en a bien d'autres dans son sac, et qui est trop français pour avoir la langue dans sa poche ! »
Note de l’auteure : Nommer la « Pointe des Fortin » dans un texte historique est une hérésie au même titre qu’utiliser le terme « Haute-Côte-Nord », les deux sont des appellations modernes de lieux historiques. Ils ont été utilisés dans le texte pour une meilleure compréhension. La Pointe des Fortin est née de la rupture du banc de sable au début du XXe siècle. Le nom sera officiellement reconnu le 2 août 1974.
1. Portneuf-sur-Mer de nos jours.
2. https://tinyurl.com/28w6peby
3. Ancestry.com
4. http://www.massachusettscivilwar.com
5. Pessamiulnuat utipatshimunnuau mak utilnu-aitunanu « Histoire et culture innues de Betsiamites ».
6. Le livre de l’abbé Huard, disponible sur BanQ : http://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2022740. Le récit du musée du père Arnaud débute au quatrième chapitre, page 47 du livre et 67 du pdf.
7. http://www.massachusettscivilwar.com